En plaçant une copie DVD du film Road to nowhere dans son ordinateur, Mitchell Haven explique à Nathalie Post que Velma Duran fut toujours sa porte d'entrée dans le film.
Velma se vernit les ongles des mains et les fait passer sous le sèche-cheveux dont elle dirige ensuite longuement l'air sur son visage et ses cheveux. Un homme arrive en voiture de nuit et pénètre dans une maison. Un coup de feu. Un autre homme en sort, prend son 4X4 et s'éloigne sur la route... Générique.
L'homme au 4x4 grimpe dans un petit avion, un Cesena, et décolle. Velma arrive devant un tunnel noir et crie longuement. Elle va ensuite se poster devant un lac. Un bruit d'avion, et, soudain, le Cesena s'engouffre dans l'eau du lac.
Mitchell Haven est un jeune cinéaste qui revient au cinéma après une éclipse et qui est tout heureux de voir son projet accepté par un jeune dirigeant du studio Universal. Dans sa grande maison de Los Angeles, Mitchell Haven réfléchit avec son ami scénariste, Steven Gates, au scénario et au casting de leur film. Plusieurs vedettes sont sur les rangs, Jack Nicholson ou Scarlett Johannsen, mais aucune ne semble convenir à Mitchell Haven. Une amie lui a fait parvenir une vidéo prise sur le net d'une apprentie comédienne, Laura Graham. Un simple gros plan suffit au réalisateur pour se rendre à Rome où habite la jeune actrice. Celle-ci, inquiète, téléphone à un ami londonien pour qu'il fasse disparaitre les traces d'un ancien film d'horreur sans audience qui a permis qu'elle soit repérée pour le film Road to nowhere. Elle souhaite aussi ne plus pouvoir être contactée. Pourtant, quand Mitchell Haven débarque pour la voir dans son hôtel de Rome, elle accepte le rendez-vous. Le Moïse de Saint Pierre aux liens, glaces, café, la fontaine des Quatre Rivières, des roses, la place d'Espagne et de longues conversations le soir ont tôt fait de vaincre les réticences de la jeune femme qui, malgré son inexpérience, accepte le rôle.
A Los Angeles, Nathalie Post, bloggeuse à la belle plume, est à l'origine de l'histoire qui servira de point de départ au script de Steven Gates. Dans un bar latinos qu'elle fréquente assidûment, elle est abordée par Bruno Brotherton, étrange enquêteur privé qui s'est imposé sur le tournage du film par sa connaissance de l'affaire à l'origine du blog de Nathalie Post et du film de Mitchell Haven. L'affaire, scandale politique, fit en effet grand bruit il y a deux ans de cela : Rage Tachen, homme d'affaire et politicien en vue est soudain compromis dans un scandale fiscal et se suicide en faisant s'écraser son avion dans le lac où il avait donné rendez-vous à sa jeune maitresse. Celle-ci, Velma Duran, de désespoir, se suicide en jetant sa voiture au fond du lac. Pourtant ni Nathalie Post ni les auteurs du film ne sont convaincus par ce double suicide. Bruno Brotherton, bien qu'ayant fait forte impression sur Nathalie Post, n'en saura davantage ce soir là.
Le tournage va commencer. Nestor Duran, convoqué pour jouer son rôle dans le film, et Carry Stewart, un acteur célèbre, accueillent Laurel Graham. A n'en pas douter "elle est Velma Duran". Mitchell Haven convainc un célèbre critique venu l'interroger pour la télévision que Laurel Graham sera bientôt une star.
Le tournage débute sous les meilleurs auspices. Mitchell Haven est parfaitement satisfait du jeu de Laurel Graham qui, de son côté, boit les paroles de son metteur en scène. Les différentes étapes de l'affaire Valmont Tachen s'enchainent selon l'interprétation qu'en donne Steven Gates : ils auraient maquillés leurs disparitions sous la forme de deux faux suicides. Le soir, dans l'hôtel où toute l'équipe loge, Mitchell Haven montre Lady Eve à Laurel Graham sur le téléviseur de sa chambre. Tous deux rient devant cette brillante comédie et, derrière la porte, Bruno Brotherton entend les sons qui prouvent que l'actrice et son metteur en scène sont amants.
Il se révèle chaque jour un peu plus que Laurel Graham est une grande actrice. Mitchell Haven s'inquiète de la voir dans la chambre de Carry Stewart répéter leurs scènes communes. De leur côté les acteurs voudraient avoir un peu plus de dialogue et Carry Stewart s'inquiète auprès de son agent d'être relégué du rang de vedette du film à celui de faire-valoir de Laurel. Bruno Brotherton est devenu l'amant de Nathalie Post et est de plus en plus obsédé par les mystères de l'affaire Velma Duran. Il agresse verbalement Laurel Graham alors qu'elle fait son jogging, l'accusant d'être une fraudeuse. Elle demande son renvoi à Mitchell qui ne peut s'y convaincre. Cette fois Laurel est inquiète et s'en ouvre à son ami londonien qui ressemble étonnement à l'acteur Carry Stewart. Mitchell Haven, qui avait senti Laurel lui échapper, la bouleverse à nouveau en lui montrant L'esprit de la ruche. Au matin, ils sont réveillés par Bruno Brotherton qui leur demande de l'accompagner dans un restaurant qu'il connait et où déjeuna pour la dernière fois Velma Duran. Il veut montrer à l'actrice comment être vraiment le personnage. Laurel et Mitchell acceptent et Bruno les conduit... devant le tunnel où les amants habillèrent le cadavre qui fut identifié comme étant Velma Duran, leur promettant une révélation liée à l'affaire. C'en est trop pour Mitchell qui renvoie Bruno.
C'est presque la fin du tournage et Mitchell montre Le septième sceau à Laurel. Ivre et armé, Bruno pénètre dans la chambre. Il accuse Laurel d'être Velma et, lorsque celle-ci avance pour lui demander de se calmer, la tue par accident. Eploré, furieux, Mitchell décharge la fin du revolver sur Bruno. Les coups de feu ont alerté Nathalie Post qui avertit la police. Hébété, Mitchell se saisit de la caméra et filme la scène comme pour clore son film. Les voitures de police arrivent en trombe vers l'hôtel. Les policiers demandent à Mitchell de poser son arme qu'ils confondent avec la caméra que celui-ci tend vers eux. Mitchell baisse les bras. L'hôtel est évacué. La caméra sort de l'hôtel et va se fondre au blanc de la brume qui couvre les montagnes.
Dans sa prison, Mitchell Haven a fini de projeter Rod to nowhere à Nathalie Post. Celle-ci pleure et arrête la caméra qui les filmait, probablement pour son blog. Alors qu'elle sort de la prison, Mitchell se retourne vers la photo de Laurel qui orne sa chambre. Son regard la scrute jusqu'à se perdre dans le détail de ces lèvres et de ses dents.
Quarante ans après Macadam à deux voies, film marquant de la contre-culture américaine, Road to nowhere, est vraisemblablement un grand film de la jeune culture numérique d'aujourd'hui. Si, par sa virtuosité scénaristique, le film fait souvent penser à Lynch ou De Palma, il s'en démarque par sa subtilité à faire fonctionner différents niveaux de récits sans marquer leur franchissement. Un premier niveau de vérité est celui de l'affaire Duran-Tachen conclue par un double suicide. Un second est celui du script, conclu par un faux suicide. Un troisième niveau est celui imaginé par l'enquêteur Brotherton d'une Laurel qui serait Duran. Un quatrième est celui de Mitchell qui aurait toujours pressenti cela et qui, dans le DVD qu'il montre, introduit tout aussi bien les séquences du film que cette hypothèse d'une adéquation entre le personnage et l'actrice. Cela le conduit, in fine, à se servir de la caméra pour conclure le film. Surplombant le tout, le blog (sorte de road to nowhere) de Nathalie Post, qui s'est toujours défendue de toute interprétation comme la chanson du générique. Celle-ci nous invite à ne pas se fier aux multiples pistes que ne manqueront pas de suivre les enquêteurs alors que cela mène justement à rien, juste à quoi on peut s'arranger avec les fausses pistes.
Une histoire vraie
Parmi les multiples fausses pistes, il n'est pas interdit de commencer par la dernière, celle qui affirme dans le générique que c'est "Une histoire vraie". Certes ni Duran ni Tachen ni Mitchell n'existent dans la vraie vie mais l'histoire racontée dans le film est "vraie" dans le sens où le film est tourné dans la maison de Monte Hellman, le chien du Mitchell est le sien et les mot qu'il lui fait prononcer à Mitchell sur le travail décisif du metteur en scène, calqués sur le mot de Samuel Fuller "le cinéma, c'est trois choses, premièrement de l'action, deuxièmement de l'action, troisièmement de l'action" où action est remplacé par le casting est l'un des leitmotiv de Monte Hellman. Quant à la direction d'acteurs, reprenant un mot attribué au même Samuel Fuller répondant à Robert Stark rapporté par Mitchell selon quoi il doit "ne pas jouer" est aussi l'un des leitmotivs de Hellman.
Par ailleurs, le réalisateur dédie au début du générique final à Laurie Bird la fille de Macadam à deux voies avec qui Monte Hellman eut une aventure en 1971 avant son suicide en 1975. Le film présente une nouvelle dédicace à la fin du film, cette fois à Alan Coche, scénariste de China 9 qui inspire ici le personnage de Bruno. Alan Coche tua son épouse un soir d'ivresse puis se suicida. Est aussi remercié Lou Wiseman, patron de la Universal qui saborda la carrière de Macadam à deux voies. Monte Hellman, le considérant comme son pire ennemi, pense ainsi, superstitieusement, vaincre le mauvais sort.
Force du cinéma au sein de l'indiférenciation numérique
Cette frontière entre le vrai et le faux est à ce point poreuse aujourd'hui qu'il ne s'agit pas de faire, comme dans Mulholland drive ou Vertigo, un film ou le beau mensonge laisse place à la sale vérité. Ici, sans heurt, le regard passe de l'écran d'ordinateur au film que nous sommes en train de voir. Ce passage en douceur, est imperceptible, bien différent de la rupture classique au cinéma entre deux plans qui interviendront un peu plus tard. Hellman accumule en effet au debut du film un ensemble de plans aux raccords très nets. Velma etteint son sèche-cheveux et regarde vers l'extérieur. Arrive alors une voiture de laquelle descend un homme qui entre dans une maison... qui n'est pas celle de Velma. Apres le coup de feu, en sort un homme... qui n'est pas celui qui est rentré. Apres le générique, Velma avance vers un tunnel à l'intérieur duquel elle pousse un long cri sans que l'on ne voit rien puis se poste devant un lac... dans lequel plonge un avion tombé du ciel. Le changement de régime des nouvelles images est donc bien moins violent que celui des anciennes.
Les anciennes images ce sont celles magnifiques de trois grands classiques du cinéma, Lady Eve (Preston Sturges, 1941), L'esprit de la ruche (Victor Erice, 1973) et Le septième sceau (Ingmar Bergman, 1956). Chaque vision de ces films, sur un téléviseur est l'occasion de relancer l'histoire amoureuse de Laurel et Mitchell qui s'effiloche dans la vraie vie.
Lady Eve nous conforte dans l'idée que Laurel et Velma sont une même personne comme Jean Harrington et Eve Sidwich dans le film de Preston Sturges. Cette hypothèse majeure du troisième niveau de vérité porté par Bruno est confortée par deux séquences du film. Le coup de fil de Vera à son ami londonien avant l'arrivée de Mitchell et un second coup de fil quand Bruno se montre agressif et pressant après la séance de jogging. Le londonien n'est jamais appelé Tachen et, dans sa première apparition, on n'a pas pu encore remarquer sa ressemblance physique avec l'acteur qui jouera son rôle. La scène inquiète alors seulement. Hellman la fait suivre de la longue séquence où Laurel s'habille avant de rejoindre Mitchell au bar de l'hôtel. Cette longue séquence, téléviseur allumé et hors champ du couloir agité des ombres de la glace ou Laurel s'habille, prolonge l'inquiétude. Le générique en associant les mes acteurs aux personnages de Laurel Graham / Velma Duran et Carry Stewart / Rage Tachen plaide d'ailleurs envers cette hypothèse.
La séquence de L'esprit de la ruche scelle l'entremêlement des niveaux de réalité. En sachant qu'elle peut faire revenir l'image du déserteur antifranquiste blessé qu'elle a assimilée au monstre de Frankenstein, Ana sait qu'elle teindra éloignée la peur bien plus prégnante liée à la mort qui rode du fait de la guerre ou de la police franquiste. L'extrait du Septième sceau juste avant la mort de Laurel et celle possible de Mitchell par les policiers est une sorte de flash-forward. Tant que Mitchell tient une caméra, il joue aux échecs avec la mort et donne l'impression de pouvoir finir son film.
Les images sont toutes de même nature dans Road to nowhere à deux exceptions près, l'interview télévisée très surexposée et dont on montre le dispositif d'éclairage et le plan subjectif, à la fin, tremblé, pris en charge par Mitchell sous le coup de l'émotion. Il se substitue à l'équipe du film que l'on voit dans un flash mental, enregistrant la mort de l'actrice fraudeuse dans un film qui a tiré partie de cet élément de scénario. On peut en effet supposer que le Road to nowhere montré à Nathalie Post intègre cet usage de la caméra, assimilée à une arme, qui clôt le film DVD. Film sans avenir qui se termine par un fondu au blanc.
Même en acceptant ce quatrième niveau de vérité, il en subsistera un cinquième. Quel rôle pour la séquence romaine entre Tachen et Nestor Duran où le premier demande au second si la fille, qui serait alors le sosie de Velma, tiendra le coup ?
Jean-Luc Lacuve, le 20 avril 2011