Les titres ont une grande importance pour Rauschenberg. « Ce sont tous des coups d’envoi. Ils sont au départ de mon travail, soit que j’essaie d’être consciemment provocateur ou humoriste ou macabre… Le titre est comme un autre objet dans l’œuvre. C’est une pensée délibérément solide et complexe qui oblige à tourner autour des pièces car à cause d’eux on a l’impression de n’être jamais à la bonne place. » (Interview de Robert Rauschenberg par Catherine Millet et Myriam Salomon, in Art Press, n° 65, décembre, 1982).
Ainsi, quand l’artiste appelle Sans titre une œuvre, il donne à l’absence de titre toute sa force. Aucune entrée préalable dans le sujet du tableau à laquelle le spectateur puisse s’accrocher, aucun point de départ pour endiguer l’imagination. Le spectateur est seul face à l’expérience sensible et ouverte de l’œuvre. « A trop en dire, on ne voit plus rien. Mon travail est fait pour être vu », déclare l’artiste. Le spectateur est confronté ici à une œuvre qui lui demande un parcours, pièce par pièce, des différents éléments qui la composent sans que l’artiste insiste sur une signification par rapport à une autre. Car, comme le souhaitait Rauschenberg, il s’agit de réaliser des peintures que « deux personnes ne peuvent voir de la même façon ». A ce propos, C. Millet souligne subtilement que « Rauschenberg considère l’art comme un moyen d’individuation, opposé à tout ce qui dans le domaine social, idéologique, politique… ou magique, rassemble. » (Art Press, n° 90, op.cit). Il ne cherche pas une communauté de l’imaginaire. Son art divise plus qu’il n’assemble l’immense répertoire d’images, d’objets, de choses qu’est le monde.
Dans ce Combine, l’artiste met côte à côte des images de magazines, des photographies, des fragments d’affiches, du tissu à motifs sur lequel glisse la peinture. A l’image du nu féminin reposant sur l’oblique des troncs d’arbres s’oppose la frontalité horizontale de l’édifice où flotte le drapeau américain, tandis qu’aux pieds de la jeune femme un filet de peinture turquoise finit dans une mare de bleu.
Malgré d’autres éléments tels les tissus à motifs en partie repeints et d’autres accidents de la surface arrêtant une certaine lecture de l’œuvre, le rappel sibyllin à des pages célèbres de la peinture occidentale peut être évoqué. C’est à La Tempête de Giorgione (vers 1506) que semble renvoyer ce nu féminin sur des fûts d’arbres, évoquant la colonne tronquée qui, dans le tableau de l’artiste vénitien, divise la composition séparant les deux scènes, celle de la dame allaitant, assise sur l’herbe, et celle du jeune berger. Une rivière coule entre les deux personnages de ce tableau énigmatique, que la peinture bleue coulant aux pieds de la jeune femme chez Rauschenberg pourrait rappeler.
Le coq, dont la tête se dresse à l’extrémité droite de Sans titre, est fortement connoté dans d’autres œuvres de l’artiste comme une allusion à la masculinité, rappelant encore les deux figures en présence dans La Tempête.
Nu, rivière, colonne, féminin, masculin, fond de verdure où se découpe l’image ici et fond champêtre où se profile La Tempête, une constellation d’éléments semble revenir ici pour évoquer, dans Sans titre, le nom d’un des tableaux mythiques de l’histoire de la peinture.