Isabelle Monod-Fontaine pour le MNAM: "Inspiré par la beauté des machines, Léger n’a pourtant jamais voulu les représenter de manière réaliste ou ressemblante, qu’il s’agisse des avions et de leurs hélices à la courbe parfaite, ou bien des canons dont la culasse brillant au soleil lui paraissait pouvoir être considérée comme un bel objet. « J’aime les formes imposées par l’industrie moderne. Je m’en sers – les aciers aux mille reflets plus subtils et plus fermes que les sujets dits classiques. Je soutiens qu’une mitrailleuse ou la culasse d’un 75 sont plus sujets à peinture que quatre pommes sur une table ou un paysage de Saint-Cloud… », écrit-il à son marchand Léonce Rosenberg, début 1919 ( Valori plastici , n o 2-3, février-mars 1919, cité in « Correspondance Fernand Léger-Léonce Rosenberg », Les Cahiers du Musée national d’art moderne , h.s., 1996, p. 47). En décembre 1919, il confie à Daniel-Henry Kahnweiler : « Je me suis servi beaucoup ces deux années d’éléments mécaniques dans mes tableaux. Ma forme actuelle s’y adapte et j’y trouve un élément de variété et d’intensité. La vie moderne est pleine d’éléments pour nous, il faut savoir les utiliser » (cité in cat. exp., Paris, 1981, op. cit. , p. 57). Enfin, il réaffirme, dans un texte publié en 1923 dans Das Querschnitt , et précisément intitulé « Note sur l’élément mécanique », que ce dernier « comme tout le reste n’est qu’un moyen, non un but. Mais si l’on désire faire œuvre de puissance, de fermeté, d’intensité plastique, si l’on veut faire œuvre organique, si l’on veut créer et obtenir l’équivalent du “bel objet” que l’industrie moderne produit quelquefois, il est très tentant de se servir de ces matériaux-là comme matière première » ( Fonctions de la peinture , 1965, op. cit. , p. 50).
C’est donc à partir de ces matériaux que le vrai travail du peintre commence, avec ses outils à lui : « le poids des volumes, les rapports de lignes, les équilibres de couleurs », pour produire, non pas la représentation d’un objet existant, mais « un résultat d’intensité et de force », un « état d’intensité organisée », c’est-à-dire un tableau.
Léger s’est attaché au thème de l’élément mécanique et en a exploré toutes les combinatoires pendant sept ans environ, de 1918 jusqu’en 1925. Selon sa méthode habituelle, il a procédé par mises au point successives et variations sur différents supports (papier ou toile), et différents formats. Travaillée entre 1918 et 1923, Les Éléments mécaniques , la grande (211 x 167,5 cm), toile du Kunstmuseum de Bâle, constitue un premier aboutissement du thème, repris encore en 1924 et 1925. La toile du Musée est l’état définitif (le premier état appartient au Smith College Museum of Art de Northampton) de cette deuxième série de formulations. Elle a été remise à Léonce Rosenberg le même jour de juin 1924 que La Lecture , et acquise ensuite par le même collectionneur, le baron Gourgaud.
L’engrenage est ici mis en scène comme une figure, centrée verticalement dans l’espace de la toile, et présentée sur un fond rouge uni – « Admirez les panoplies de pièces détachées sur fond de velours, bleu, rouge, or », écrira Léger dans L’Intransigeant du 8 octobre 1928 (« Au Salon de l’Automobile », cité in cat. exp., Paris, 1997, op. cit. ) à propos du Salon de l’Automobile, « […] Là souvent je veux bien les signer, je serais flatté de signer… ». Seuls des noirs, des gris et des blancs délicatement nuancés de reflets jaunes ou bleus (à l’exception d’une grande diagonale brun-rouge) colorent les éléments d’un monumental objet métallique – lointainement inspiré des coupes de moteurs reproduites dans le magazine spécialisé Omnia . Les formes courbes répondent aux droites, les tubulures aux aplats, dans un agencement savamment équilibré : recherche d’un équilibre purement formel qui aboutira, quelques années plus tard, en 1927-1928, à des compositions abstraites, à destination décorative.
Isabelle Monod-Fontaine