Acquise par le poète André Breton, deux après sa création, cette œuvre est une pièce en bois, reprise d'une première maquette en plâtre. Elle représente un globe incisé posé sur un croissant à l'arête saillante, le tout enfermé symboliquement dans une cage. Suggérant les organes sexuels féminin et masculin, ces formes organiques semblent sur le point de s'animer dans un mouvement de balancement. Cette métaphore de l'acte d'accouplement mêle désir et violence pour évoquer des fantasmes inconscients. Fascinés par la puissance érotique de cette œuvre, les surréalistes s'en inspirent pour concevoir leurs propres assemblages d'objets.
L’œuvre – unique version en bois de l’original en plâtre (Zurich, Kunsthaus, Alberto Giacometti Stiftung, anc. coll. Pierre Matisse ; dépôt à Bâle, Kunstmuseum) – est fameuse à plus d’un titre. Elle est à l’origine de l’engouement des surréalistes pour les « objets à fonctionnement symbolique », qui va mobiliser l’essentiel de leurs recherches dans les années 1930 : c’est en effet après avoir vu Boule suspendue (le plâtre) au printemps de 1930 à l’exposition « Miró, Arp, Giacometti » chez Pierre Loeb, que Dalí en lance le concept et la fabrication dans Le Surréalisme au service de la Révolution (« Objets surréalistes, objets à fonctionnement symbolique », n o 3, décembre 1931).
La version en bois (dont Giacometti confie la réalisation à son voisin d’atelier, l’ébéniste Ipoustegui) a appartenu à André Breton, qui en fit l’acquisition, probablement après l’avoir vue chez Pierre Colle en 1932. En la plaçant au centre de sa collection – l’œuvre occupera jusqu’à la fin (malgré la rupture des deux hommes en 1935) le cœur « moteur » du mur derrière son bureau – atelier de la rue Fontaine – en la nommant (erronément) du titre onirique de « l’Heure des traces » (qui sera donné à une autre « Cage », aujourd’hui à Londres, Tate Modern), l’auteur de Nadja la désignera comme une réalisation fondatrice du surréalisme. Pour, enfin, être une des constructions les plus audacieuses et les plus mystérieuses de Giacometti.
Le dispositif de la sculpture traduit, avec une rare efficace, le désir de Giacometti d’exprimer la pulsion scopique / érotique qui focalise à cette date son propos : au centre d’une « Cage » – la troisième, semble t-il, de la série – est suspendue par un fil une boule incisée en son milieu, qu’effleure une sorte de corne-croissant, posée en équilibre instable sur le tablier légèrement bombé de la cage. Un double mouvement mécanique – le balancement pendulaire de la boule et le pivotement de la corne – est suggéré, mais son actionnement apparaît en réalité « interdit » à la main : l’idée d’agression et de blessure – car est déjà entamée l’intégrité physique de ce couple d’organes primaires ambivalents féminin / masculin ou masculin / féminin – est là, médusante, qui confère à l’œuvre une grande force de fascination. La cage est ainsi le lieu scénique (calculé par Giacometti avec une précision de géomètre) d’un théâtre intime, où se jouerait et s’interdirait la pulsion violente et réversible (sadique / masochiste) de l’accouplement. Dalí, qui avait déjà conçu, dans son film Un chien andalou , l’image d’un rasoir coupant un œil de femme, a certes pu percevoir la signification érotique de cette boule de bois « marquée, dit-il, d’un creux féminin » : il qualifia aussitôt cette sculpture d’« extra-plastique », d’objet dépendant de « l’imagination amoureuse de chacun ». Giacometti la présente, dans le même numéro 3 du SSDLR (décembre 1931), plus simplement, comme l’un de ses sept « objets mobiles et muets » : en 1947, dans sa lettre à Pierre Matisse (publiée in Alberto Giacometti , cat. exp., New York, Pierre Matisse Gallery, 1948, p. 29-45), il reviendra sur la nécessité qu’il ressentait alors de traduire le mouvement réel de la main, par où s’effectue le mécanisme du désir : cette nécessité « muette », énigmatique, ressortissait pour lui au fantasme inconscient.
Agnès de la Beaumelle, La collection du Centre Pompidou, Musée national d’art moderne , sous la direction de Brigitte Leal, Paris, Centre Pompidou, 2007
Genèse
La Boule suspendue est une œuvre-clé dans la carrière du jeune Alberto Giacometti, arrivé à Paris en 1922. Exposée à la galerie Pierre en 1930, la sculpture impressionna fortement le cercle surréaliste, notamment André Breton et Salvador Dalí. Giacometti adhère fin 1930, ce qui lui apporte non seulement un cercle d'ami stimulant mais aussi un système de soutien professionnel.
La Boule suspendue connaît plusieurs versions, mais elle n’a jamais été coulée en bronze. Un premier état préliminaire peut être contemplé sur une photographie de Marc Vaux, prise dans l’atelier d’Alberto Giacometti en mars 1931. La sculpture ne traduit pas encore le caractère éthéré et la possibilité du mouvement de la boule sur le croissant, pour lesquelles elle est connue aujourd’hui. Cette version, qui est aujourd’hui détruite, est entièrement couverte d’une couche de plâtre. La surface semble irrégulière et rugueuse.
Une version préparatoire pour la version en bois est visible dans un coin de l'atelier de Giacometti sur une photographie prise par Man Ray en 1934. La pièce a très probablement été créée entre la fin de l’année 1930 et mars 1931. Elle est également détruite aujourd’hui. Sur la photographie, on remarque des tiges de cage fines et lisses, alors que le plateau paraît plus épais que celui de la version précédente. La cage, le plateau et le croissant sont en plâtre blanc, tandis que la boule est d’une couleur plus sombre. Il est possible qu’elle fût peinte ou en bois.
Dans une lettre à sa famille de janvier 1931, Giacometti mentionne qu’il travaille avec un menuisier et un métallier, ce qui nous indique que les travaux pour la Boule suspendue en bois ont commencés. Une photographie prise en mars 1931 montre la sculpture achevée. Les fines tiges de la cage sont en métal noir. Le plateau, la boule et le croissant se composent d’un bois brun foncé. La surface traitée montre des coulées de laque, notamment au niveau de la boule. Le plateau légèrement bombé est posé sur quatre petites pattes de fixation en métal et la boule présente une importante incision, qui laisse dériver l’imagination du spectateur.
Pour sa première exposition personnelle à la galerie Pierre Matisse à New York, Alberto Giacometti crée une nouvelle version en plâtre de la Boule suspendue. Par des lettres envoyées à son galeriste, Giacometti donne la date d’exécution : entre fin septembre et mi-octobre 1947. Comme la version en bois, elle présente une cage en métal, composée de tiges très fines. La boule, le croissant et le plateau sont en plâtre. Ce dernier est légèrement convexe et supporte en son centre le croissant. Il porte la signature de l’artiste et l’inscription « plâtre original » faites au pinceau.
La version en plâtre et la version en bois de la Boule suspendue n’étant pas disponibles, Giacometti crée une dernière version en plâtre pour sa rétrospective à la Tate Gallery à Londres en 1965. Comme la version de 1947, cette cage est en métal foncée, tandis que le plateau, la boule et le croissant sont en plâtre. Le plateau est entouré d’un fin support en métal et les pieds de la cage présentent des petits renforts ronds. Les deux formes accouplées paraissent plus petites que dans les versions précédentes.
Exposée à plusieurs reprise sous le titre Heure des traces, la sculpture est aujourd’hui connue sous le nom de Boule suspendue. Ce titre s’est définitivement imposé en 1948, après la première exposition monographie de Giacometti chez Pierre Matisse.
par Michèle Kieffer, Responsable du Comité Giacometti et chargée de recherches - Sculptures