Le 23 septembre 2010, la ministre espagnole de la culture annonçait que le musée du Prado, à Madrid, pense avoir authentifié une nouvelle toile de Pieter Bruegel dit l'Ancien portant ainsi à 41 le nombre de toiles connues du peintre flamand dans le monde.. L'uvre, qui appartient à une collection privée espagnole, est de très vaste format 148 cm de haut, 270,5 cm de long , ce qui en ferait l'un des plus grands Bruegel l'Ancien connus.
Elle a été peinte par la technique de la tempera, qui utilise une émulsion à base d'uf ou de colle pour lier les pigments au lieu d'employer l'huile, procédé inhabituel dans l'uvre du peintre. En assez mauvais état, la toile avait été confiée pour restauration au laboratoire du musée du Prado en février, qui pense devoir travailler encore neuf mois dessus. Au cours de cette restauration, une radiographie a révélé des fragments de la signature de Bruegel l'Ancien au bas du tableau. Ce dernier aurait pour sujet, et donc pour titre, Le Vin à la fête de Saint-Martin.
Le saint, que l'on fête le 11 novembre, est en effet clairement visible. Il est ce noble cavalier monté sur un cheval blanc, dans l'angle inférieur droit de la toile, qui a sorti son épée afin de couper une partie de son manteau pourpre pour la donner à un mendiant afin qu'il cache sa nudité et se réchauffe.
Saint Martin, un exemple au milieu du vice
Fils d'un officier romain, lui même soldat affecté en Gaule, le jeune Martin, alors âgé de 18 ans, aurait accompli cette bonne action un soir d'hiver 338 à Amiens pour vêtir un malheureux. La nuit suivante, le Christ lui apparut vêtu de ce même pan de manteau. Il devint plus tard évêque de Tours. Aussi est-il appelé souvent saint Martin de Tours. Son geste de charité est l'épisode le plus souvent représenté de sa légende. Bruegel s'inscrit ainsi dans une tradition iconographique abondante.
Mais il s'y inscrit d'une façon toute particulière, associant à la pieuse générosité du jeune soldat une scène de beuverie campagnarde. Les détails scabreux prolifèrent. On se presse autour de la barrique écarlate pour remplir un pot ou une tasse, hommes et femmes mêlés, sans distinction de sexe ni d'âge. On se pousse, on s'empoigne. Les visages indiquent, selon les cas, la concupiscence, la colère ou l'intempérance, autant de péchés capitaux.
Au sommet du groupe, des énergumènes ivres brandissent leurs pots, gesticulent, crient et chantent sans doute. L'un d'eux et ce n'est pas fortuit a un visage velu, à mi-chemin entre l'ours et le chien : il est ravalé au rang de bête et n'a donc plus face humaine. Dans le coin gauche, c'est pire, si possible : un ivrogne dort sur le sol, un autre vomit, deux se battent et une jeune mère fait boire à son nourrisson un peu de vin dans sa coupe de terre cuite ou d'étain. Un peu plus loin, on danse. La restauration pourrait révéler, dans la pénombre, des couples occupés à des plaisirs plus intimes.
La toile est donc construite sur l'opposition entre le geste admirable du saint et l'ignominie des buveuses et des buveurs. Le premier ne fait que rendre la seconde plus misérable. Le vin à la fête de Saint-Martin fonctionne à la manière d'une leçon de morale et d'un rappel aux vertus élémentaires. Si Bruegel l'Ancien est loin d'être le seul, parmi les peintres flamands du XVIe siècle, à concevoir ses tableaux comme des fables ou des proverbes, il est l'un de ceux qui paraît avoir attaché le plus d'importance à cette fonction. Ce serait une raison de croire à l'attribution de la toile avancée par le Prado.
Fluidité exemplaire
Il est aussi remarquable que, à la différence de ses suiveurs, l'auteur de cette uvre évite de "bloquer" la perspective en entassant à l'arrière-plan des maisons ou des montagnes. Il ménage un espace lointain et fait circuler l'air autour des groupes. Il sait aussi jouer avec les échos de couleurs, les roses et les rouges d'une part, les bleus et les blancs de l'autre
Le musée du Prado souhaite acquérir la toile. En négociation avec les propriétaires, dont le nom a été tenu secret. Si l'achat est conclu et l'attribution, unanimement acceptée, le Prado pourra se flatter de posséder deux grandes compositions de Pieter Bruegel l'Ancien, puisqu'il en conserve déjà Le Triomphe de la mort.
Philippe Dagen, Le monde daté du 24/09/2010