L'ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst
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Prenant la suite d'une première étape de l'exposition au Städel Museum de Francfort, le musée d'Orsay propose de découvrir les multiples déclinaisons du romantisme noir, de Goya et Füssli jusqu'à Max Ernst et aux films expressionnistes des années 1920, à travers une sélection de 200 oeuvres comprenant peinture, arts graphiques, sculpture et oeuvres cinématographiques.
Empruntant son titre à un conte fantastique de Poe, cette exposition propose une première synthèse des expressions du romantisme noir dans les arts visuels européens, du XVIIIe au XXe siècle.
Dans les années 1930, l'écrivain et historien d'art italien Mario Praz (1896-1982) a mis en valeur pour la première fois le versant noir du romantisme, désignant ainsi un vaste pan de la création artistique qui, à partir des années 1760-1770, exploite la part d'ombre, d'excès et d'irrationnel qui se dissimule derrière l'apparent triomphe des lumières de la Raison.
Le cauchemar
Johann Heinrich Füssli, 1781 |
Les
ombres de Francesca et Paolo
Ary Scheffer, 1855 |
La
Mort et le fossoyeur
Carlos Schwabe, 1900 |
Cet univers se construit à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre dans les romans gothiques, littérature qui séduit le public par son goût du mystère et du macabre. Les arts plastiques emboîtent rapidement le pas : les univers terribles ou grotesques de nombreux peintres, graveurs et sculpteurs de toute l'Europe rivalisent avec ceux des écrivains : Goya et Géricault nous confrontent aux atrocités absurdes des guerres et naufrages de leur temps, Füssli et Delacroix donnent corps aux spectres, sorcières et démons de Milton, Shakespeare et Goethe, tandis que C.D. Friedrich et Carl Blechen projettent le public dans des paysages énigmatiques et funèbres, à l'image de sa destinée.
A partir des années 1880, constatant la vanité et l'ambiguïté de la notion de progrès, maints artistes reprennent l'héritage du romantisme noir en se tournant vers l'occulte, en ranimant les mythes et en exploitant les découvertes sur le rêve, pour confronter l'homme à ses terreurs et à ses contradictions : la sauvagerie et la perversité cachée en tout être humain, le risque de dégénérescence collective, l'étrangeté angoissante du quotidien révélée par les contes fantastiques de Poe ou de Barbey d'Aurévilly. En pleine seconde révolution industrielle ressurgissent ainsi les hordes de sorcières, squelettes ricanants, démons informes, Satans lubriques, magiciennes fatales qui traduisent un désenchantement provocant et festif envers le présent.
Lorsqu'au lendemain de la Première guerre mondiale, les surréalistes font de l'inconscient, du rêve et de l'ivresse les fondements de la création artistique, ils parachèvent le triomphe de l'imaginaire sur le principe de réalité, et ainsi, l'esprit même du romantisme noir. Au même moment, le cinéma s'empare de Frankenstein, de Faust et des autres chefs-d'oeuvre du romantisme noir qui s'installe définitivement dans l'imaginaire collectif.
Les fils de Satan, l'héritage de la déraison dans le romantisme français. Nerina Santorius. P101-105
Les hommes d'action avaient fait leur temps. Dans une société où la force de l'âme, l'esprit et la sensibilité avaient été promus au rang de qualités modernes, les héros classiques tels Achille et Hercule avaient perdus leur statut de figures d'identification. L'art français de la fin du XVII siècle et du début du XIX témoigne de l'ampleur de la crise du héros traditionnel et de la recherche de modèles de substitution. En 1802, François René de Chateaubriand amorça avec son Génie du christianisme un mouvement qui allait puiser dans la religion chrétienne un grand nombre de sujets. Sa source d'inspiration allait cependant s'étendre bien au delà des scènes bibliques : les écrivains et les artistes s'intéressent en effet aux catacombes, aux cimetières, aux enterrements, aux naufrages, aux martyres et aux orphelins. Ils découvrirent dans ceux-ci une beauté nouvelle, qui manquait à l'antique préalablement porté aux nues. La Divine comédie de Dante eut un vif suces avec son inferno peuplé de sombres figures ; les drames de Shakespeare qu'encore Voltaire avait qualifié de barbares et Le paradis perdu de John Milton devinrent incontournables, tandis que Goethe avec son Faust se révéla en prise directe avec son époque( ) dans sa préface de Cromwell, considéré comme un manifeste du romantisme, Hugo conteste au beau idéal son droit quant à l'exclusivité en tant qu'objet du grand art. La muse moderne voit, selon lui, que " le laid (..) existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien.
Le spectateur, à bonne distance et en sécurité, a plaisir à regarder l'uvre tout en frémissant d'horreur à la vue de la petitesse de l'être humain face à la grandeur de la nature. Le naufrage simple paysage agrémenté de figures, prend dans Le radeau de la Méduse une dimension monumentale et historique. En raison de l'espoir que fait naitre un navire à peine visible à l'horizon, la scène laisse entrevoir une issue moins fatale. L'air réfléchi et la pose emprunte de mélancolie de l'homme retenant d'un bras son fils mort suggèrent cependant le caractère aléatoire d'un secours qui arrivera trop tard pour presque tous les naufragés entassés sur le radeau. Géricault transforme ici l'acte par lequel le héros classique s'accomplit, c'est Aa dire l'acte héroïque constant à braver la mort en une conjonction d'efforts consistant à attirer l'attention. Il est paradoxal que les hommes entassés en pyramide dans la moitié droite de la toile tournent presque tous le dos au spectateur alors qu'ils espèrent être vus et se démènent pour cet objectif dont leur vie dépend. Il est tentant de rapprocher cette scène, et en particulier la gestion du regard, de la situation du jeune peintre, qui espérait par ce tableau un premier succès au salon et espérait ainsi percer en tant qu'artiste.
La folie est l'un des thèmes de prédilection du romantisme. Pour les figures féminines, cette valorisation trouva son paroxysme dans un model de féminité, celui de la sainte martyre. En témoigne les interprétations romantiques de la figure d'Ophélie de Shakespeare, à commencer par celle de l'actrice Harriet Smithon dans une représentation d'Hamlet donnée en 1827 à paris. C'est en effet cette représentation qui fit pour la première fois passer la folie d'Ophélie au premier plan et présenta sa mort dans le fleuve comme une " belle mort ". Dans les précédentes adaptations françaises du texte aucune importance n'avait été accordée au bien aimé d'Hamlet. Delacroix qui avait assisté à la première de la pièce à Paris en 1827 érigea la mort d'Ophélie en sujet autonome de la peinture. Dans celle-ci Ophélie apparait telle une martyre sur terre, qui trouve délivrance dans la nature puisque -par une forme sécularisée d'immortalité- elle redevient eau, cet élément " triste " considéré comme féminin.( ) Edgar Allan Poe (Genèse d'un poème dans Histoires grotesques et sérieuses) affirme que "la mort d'une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde."
Ary Scheffer dans un tableau inspiré de la divine comédie les martyrs Paola et Francesca sont des plus sensuels. Leurs cicatrices rappellent la mort violente par laquelle le frère de Paolo, l'époux légitime de Francesca, mit fin à leurs amours clandestines. S'étant tout deux rendus coupables de luxure en cédant à leur passion, ils sont ballotés par une tempête mugissante dans un enfer où il fait nuit noire.