Le samedi 6 février et le dimanche 7 février,
Le Café des Images et La Comédie de Caen
se sont associés pour faire découvrir
le travail de Carmelo Bene,
dans le cadre de la première édition du festival Écritures partagées, organisé par la Comédie de Caen.
Homme de théâtre, de cinéma et de poésie dont le travail a poursuivi celui d’Antonin Artaud, Carmelo Bene, né dans les Pouilles en 1937 et décédé à Rome en 2002 à l’âge de 65 ans, a marqué l’histoire de la culture italienne durant quatre décennies par sa capacité à surprendre, émouvoir et provoquer.
Bene a affronté le cinéma pendant une période brève – de 1968 à 1973 – et fulgurante : les films nés de cette approche sont traversés de la même volonté d’agitation et de scandale qui a marqué son expérience théâtrale. Ils proposent des variations de ses propres pièces, revisitation de grands mythes, dans Capricci (1969) ou Don Giovanni (1970), dans un baroque délirant, malmenant style et structure, et un surréalisme hyperbolique. Situations érudites, déclamations de poèmes, musique de Verdi, voix off, recherches linguistiques sans fin constituent les éléments récurrents de son cinéma.
SAMEDI 6 FÉVRIER :
19h : Présentation de Carmelo Bene par Jean Narboni, critique et historien du cinéma puis par Marco Scioccaluga.
C'est par André S. Labarthe que Jean Narboni entend pour la première fois parler de Carmelo Bene à la Mostra de Venise en 1968. Labarthe lui confie avoir vu la veille un film extraordinaire dont il ne sait si c'est un grand film ou un film informe, un peu à l'image des restes de la nourriture sur la table de leur déjeuner. Est-ce une avalanche de n'importe quoi ou le film est-il sous-tendu par des principes rigoureux ? Lors de la conférence de presse, Carmelo Bene avait exigé que les critiques italiens sortent et comme des injures avaient fusés, c'est lui qui était sorti. Jean Narboni voit le film et, dans la foulée, interviewe Carmelo Bene pour Les Cahiers du cinéma. Il avoue avoir tiré de courtes répliques à ses questions mais instructives sur le cinéma de Bene
Marco Scioccaluga fait part de son expérience d'homme de théâtre ayant connu Carmelo Bene. C'était un énergumène et homme de théâtre établi. Il lui arrivait de pisser sur les trois premiers rangs de spectateurs mais il aimait surtout organiser le chaos. Quittant les Pouilles il avait suivit un an les cours d'art dramatique de l'académie Charoff, élève de Stanislavski à Rome puis un an à nouveau ceux de l'académie d'art Dramatique nationale. Mais quand le professeur Orazio Costa avait voulu dicter sa façon d'interpréter Alessandro Manzoni, Carmelo Bene était intervenu d'une injure napolitaine : l'imitation avec la bouche d'un pet. Il avait été aussitôt renvoyé. Mais ces perturbations n'étaient pas gratuites. Elles sont là pour faire comprendre quelque chose en plus. Néanmoins, les gens de théâtre redoutaient Carmelo Bene, capable de détester l'acteur Eduardo De Filippo mais de défendre son frère Peppino De Filippo. Tant et si bien qu'ils avaient transformé la réponse à "Comment ça va ? " non pas en "Pas si mal (non ce male)" mais en " non ce bene" (ça va bien parce que Bene n'est pas là). Peu de gens le défendaient mais tout de même Eugenio Montale, Moravia et Pasolini.
19h30. Sur scène, Marcial Di Fonzo Bo, metteur en scène, comédien, directeur de la Comédie de Caen et Frédérique Loliée, actrice, lisent des extraits d'Un manifeste de moins de Gilles Deleuze. Dans celui-ci, il est fait état du goût de Bene pour le milieu et pour le mineur opposé au majeur.
Bene trouvait bête d'aimer dans une œuvre le début ou la fin. Sans doute parce que les gens ont peur de commencer ou d'arriver. Mais l'intérêt est ce qui se passe au milieu : ce qui compte c'est ce qui devient, pas le passé ou le devenir de la révolution. Le milieu n'est pas ce qui est moyen mais un excès de ce qui pousse; les temps les plus différents y communiquent.
Goethe donnait des leçons à Kleist : il faut être de son époque, les plus grands sont de leur temps. Mais Bene préfère les artistes mineurs car ils sont intempestifs. Ils n'interprètent pas leur temps. Mieux vaut que le temps dépende de l'homme. Ainsi Lafargue ou Villon, redonnent son potentiel de devenir aux textes. Comme Proust le dit, lorsque l'on écrit un grand texte, on est un étranger dans sa propre langue ou comme Kafka un grand nageur qui ne sait pas nager.
Deleuze repérait enfin chez Bene ce besoin de bégayer, chuchoter, déformer, passer de l'imperceptible à l'assourdissant, de prier, chanter, hurler d'aimer l'objet qui dessert plus qu'il ne sert et Richard qui ne cesse de glisser et de tomber.
20h : Présentation de Notre-Dame-des-Turcs (1968) par Jean Narboni
Accepter les deux dimensions du cinéma de Bene : son goût pour le chaos et le Cosmos, ce que l'on pourrait nommer le chaosmos. Double polarité du film. Bene vient du Sud profond, de la région de Lecce dans les Pouilles avec sa paysannerie et l'importance de la religion. Mais aussi volonté de Bene d'être un musicien pour l'œil.
Importance du mélodrame. Bene déteste la haute culture : "A la culture, j'oppose les sentiments" disait-il et au-delà du texte, lyrisme profond porté par la voix et la musique. Le film enfin ne cesse de passer du présent au passé, celui d'Otrante et du massacre perpétué par les Turcs. Trois personnages : la madone, le grand amour disparu auquel est lié l'enfant et la servante.
Après le film, Jean Narboni se dit avoir été, lors de cette nouvelle vision, sensible à la dimension autobiographique : omniprésence de la femme perdue à laquelle on écrit des lettres, multiplication des enfants lors de la scène avec les ballons. La formidable scène avec pâtes, sauce tomate et artichauts, souvent filmée avec des contre-plongées est une allusion à la scène en couleur d'Ivan le terrible d'Eisenstein. Bene l'a confirmé... "Cela n'avait vraiment rien à voir... et c'est bien pour cela que je l'ai fait". Aspiration à la sainteté, saint ayant survécu, les yeux se fixent dans les orbites du crâne. Tout commence et rien ne finit, aphasie et empêchement.
Ancrage documentaire : la piqûre sur la place du village ; le lit où il est couché avec la visite des villageois la nuit avec la voiture ; la scène de la fête foraine (Bene filmait en caméra cachée et a simulé un malaise. Quand les villageois s'en sont aperçus, ça a failli mal tourner); le troupeau de chèvres que ramène les jeunes bergers.
La Madone est d'une encombrante et pénible conjugalité : "je te pardonne" et volonté de refaire les bandages. Dimension liturgique ambivalente entre "les crétins qui croient" et "les crétins qui ne croient pas". Bene semble faire partie des deux : "Ceux qui croient volent" et "je suis apparu à la madone", d'un autre côté il ne cesse de tomber.
DIMANCHE 7 FÉVRIER :
11h : Projection de Don Giovanni (1970, 1h15) suivie d’une discussion avec Jean Narboni et Noël Simsolo, réalisateur, romancier et historien du cinéma.
Don Giovanni est le seul film de Carmelo Bene qui ne soit pas adapté d'une de ses pièces ou d'un de ses livres. Il est adapté d'une des histoires du recueil des Diabolique de Jules Barbey d'Aurevilly, Le Plus Bel Amour de Don Juan. La trame en est cependant changée.
Le prologue en noir et blanc, sur l'air du catalogue du Don Giovanni de Mozart, respecte l'idée du banquet offert par douze anciennes conquêtes. En revanche l'histoire proprement dite du plus bel amour est modifiée. Il ne s'agit plus seulement pour l'enfant d'une immaculée conception. Dans la nouvelle, elle déclare à sa mère effarée qu'elle se croit enceinte pour s'être assise sur le fauteuil que venait de quitter Don Juan. Cet amour pur et obscurément sexuel pour lui que ressent Don juan d'une jeune bigote est ici transformé en un réel processus de séduction à la fois grotesque et sadique.
Le corps de Bene ici en Don juan est une nouvelle fois mise à mal avec la scène de la marionnette où il est pris dans les fils de fer sensés manipuler la marionnette, en l'occurrence la jeune fille que sa propre mère offre peut-être, ou lorsqu'il se bat contre lui-même pour obtenir les stigmates.
Les références à la peinture sont multiples : Ingres et ses odalisques au début avec le corps de la mère; La Venus au miroir de Velázquez et La bataille de San Romano d'Utrillo lorsque Don Jan s'accroche aux multiples lances. Le texte en italien est entrecoupé d'anglais, de français et d'espagnol. Les commentaires doctes sont dis en anglais ("Non, tu ne te vanteras pas de me faire changer, ô Temps ! Tes pyramides, reconstruites sur de nouvelles assises," (123e sonnet de Shakespeare) ou "...vient de notre désir et non de pas comment on nous l'a raconté" ainsi que les commentaires sur le fait que le véritable artiste, comme Don Juan, soit celui d'un art inachevé. Le texte en Français ne vient pas de Barbey d'Aurevilly mais de sainte Thérèse de Lisieux. Quelques phrases en Espagnol encadrent l'image de La Vénus au miroir.
13h30 : Déjeuner au théâtre d’Hérouville. Au menu : Bruschettas, Gnocchis / Pecorino + Gorgonzola / Salade d’oranges… Le tout accompagné d’un délicieux verre de vin des Pouilles – région de naissance de Carmelo Bene !
14h30 : Projection de Capricci (1969, 1h29) suivie d’une discussion avec Jean Narboni et Noël Simsolo.
L'intrigue principale est inspirée par deux œuvres : Manon Lescaut de l'abbé Antoine-François Prévost et Arden de Feversham, pièce anonyme élisabéthaine. Une intrigue secondaire et parallèle est constituée par la tentative de suicide du couple du poète et de Manon dans le cimetière de voitures. On trouve aussi un extrait de La cuisine ornementale, texte de Roland Barthes publié dans Mythologies sur les recettes du magazine français Elle.
Carmelo Bene avait aussi un grand mépris pour les cinéastes, ne défendant qu’Eisenstein, Godard (sauf Week-end), Welles et aimait autant Keaton qu'il détestait Chaplin. Il aimait aussi Freaks de Tod Browning et Antonio das Mortes de Glauber Rocha et disait ignorer Jerry Lewis dont il était pourtant proche dans sa passion transformiste. Il aimait Villon, Huysmans Laforgue mais aussi Roland Barthes et souffrit de n'être reconnu que très tard par le milieu intellectuel français hormis les critiques des Cahiers du cinéma. En France une nouvelle génération de cinéastes avait en effet été révélée par le responsable de la Quinzaine des réalisateurs, Pierre-Henri Deleau qui programma tous ses films, à l’exception de Un Hamlet de moins, récupéré in extremis en compétition officielle au festival de Cannes.. Cependant la réception critique et publique fut presque décroissante depuis le Prix spécial du jury au festival de Venise 1968 pour Notre Dame des Turcs. Au lendemain de la projection d'Un Hamlet de moins, la conférence de presse fut une catastrophe. L’inculture de la plupart des journalistes, leur ignorance du théâtre de Jules Laforgue, des poésies de Tristan Corbière et des romans de Joris-Karol Huysmans agaça Carmelo Bene au point qu’il abandonna ensuite le cinéma pour ne plus faire que du théâtre.
Peut-être se sentit-il déçu d'être considéré comme d'avant-garde lui qui la détestait. Peut-être se sentait-il mal à l'aise avec ce matériau qu'on ne pouvait plus retoucher une fois le mixage finalisé lui qui, toute sa vie durant, n'a cessé de reprendre et de transformer chacun de ses motifs privilégiés, de Shakespeare à Pinocchio. Peu de gens de cinéma comprenaient la nature de ses recherches.
Il fallu attendre les représentions à Paris pour que les intellectuels français amplifient cette fois son succès.
Compte-rendu, Jean-Luc Lacuve le 08/02/2016