L'expérience de Oliveira
Rédacteur en chef adjoint de la revue Cahiers du Cinéma, Jean-Philippe Tessé était l'invité de cette soirée hommage à Manoel de Oliveira, organisée par le Ciné-Club en Baie à Carolles.
Après une brève présentation de son parcours, Jean-Philippe Tessé a rappelé au public les étapes de la carrière de Oliveira, un cinéaste qu'il apprécie particulièrement. Mort à 106 ans, la légende raconte qu'il rajeunissait d'un an à chaque anniversaire. De Oliveira réalise son premier long-métrage, Aniki-Bobo en 1942. Puis il va connaître une certaine irrégularité dans sa production liée, notamment aux problèmes qu'il rencontre avec la censure, sous le régime de Salazar. Il faudra attendre les années 1970 pour qu'il commence à être reconnu au Portugal, alors qu'il n'a de cesse de parler du pays, dans ses œuvres.
En France, on commencera à s'intéresser au cinéaste qu'à partir des années 1980. Jean-Philippe Tessé considère que l'essentiel de la carrière de Manoel De Oliveira s'étend de ses 75 ans à ses 106 ans. Pour Tessé, le cinéaste avait encore des projets de films (au Brésil, notamment), avant que la mort ne le rattrape, en avril 2015. Jean-Philippe Tessé avait eu la chance de le rencontrer peu de temps avant sa mort, et il parle d'Oliveira comme d'une « force de la nature ». Il est revenu sur son expérience aux côtés du cinéaste portugais, lors du tournage de Gebo et l'ombre (en 2012). Téssé évoque un homme d'une « grande intelligence » qui se caractérisait par la « précision du regard » et son « sens du détail dans la composition du plan ». Pour clore cette partie introductive liée à la carrière de Oliveira, Tessé a évoqué les enjeux du cinéaste, dans l'ensemble de son œuvre, à la fois, une grande réflexion sur la civilisation européenne (et portugaise), et dans le même temps, une réflexion plus intime, sur la mort, sur le cinéma, sur les images en général. Enfin, il a donné quelques pistes pour envisager le film, celles sur lesquelles il souhaitait revenir au terme de la projection. Pour Jean-Philippe Tessé, le film est conçu comme une composition picturale en perspective, typique de la Renaissance (impliquant différentes clés de lecture) dès lors qu'on parvient à déceler les symboles. L’étrange affaire Angélica se caractérise, pour Tessé, comme un film aux aspects occultes qui demande aux spectateurs un travail de déchiffrement, ce qu'il a appelé « le mysticisme du caché ».
Lors du débat qui a fait suite à la projection de L’étrange affaire Angélica. Jean-Philippe Tessé a évoqué la genèse du film. La première version du scénario datant de 1952, d'une certaine manière, il est possible de sentir ces soixante années de travail, comme pour justifier cette impression d'intemporalité qui se dégage. Ainsi, on ne retrouve aucune (ou presque) référence au monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cette première version aurait été écrite par le cinéaste à partir d'un souvenir. Celui d'une journée où Oliveira avait dû, lui-même, réaliser le portrait d'une morte, une cousine éloignée de sa femme, sur son lit de mort. Et c'est de ce mouvement de réglage typique de l’appareil Leica, lorsque l'image se dédouble, que l'idée lui est venue.
Tout en répondant aux questions du public, Jean-Philippe Tessé a insisté sur la relation de Oliveira à la religion catholique (dont il est un pratiquant) et au travail. Lors d'un entretien que Tessé avait obtenu du cinéaste, il a pu prendre la mesure de son attachement à rendre compte de la crise économique, avant tout crise du travail, que le pays connaît depuis de nombreuses années (et plus largement, l'Europe). Si Oliveira avait déjà pu traiter ce sujet dans un film comme Acte de Printemps, et il se prolonge dans L’étrange affaire Angélica par tous ces plans d'ouvriers agricoles, ou encore ceux du mendiant. Et puis, la question du spiritisme, de la religion liée aussi à son âge. La fermeture du film nous rappelle qu'il aurait pu être son dernier, comme un passage vers autre chose.
Ce qui lui a permis d'évoquer la question de l'esprit messianique, propre à Oliveira. La légende du roi Sébastien 1er, très colportée au Portugal depuis le 16ème siècle, fait figure de référence majeure pour Oliveira. Cette croyance au retour du roi qui viendra rétablir le Ve empire, et avec lui, le rayonnement du pays. Pour Tessé, le Portugal est hanté par cette histoire, celle d'une perpétuelle occasion ratée. Ce sentiment de frustration que l'on nomme la Saudade et que l'on retrouve dans les chansons et textes populaires en est le témoin. Certains poètes et penseurs, plus ou moins proches d'Oliveira, se diront « sébastiannistes » comme c'est le cas pour José Régio (cité dans le film). On peut aussi citer Fernando Pessoa, Camillo Castelo Branco, ou bien avant, Antonio Viera, tous revendiquent cette appartenance à la légende du roi Sébastien. Une influence que l'on peut ressentir chez Oliveira, bien avant L’étrange affaire Angélica, et notamment avec le film Le cinquième empire (2004).
Anthony Chenu, (Étudiant en master recherche cinématographique, Université Rennes 2, Animateur du Ciné-club en Baie, Coordination Festival du Cinéma Américain de Deauville), le 24/06/2015