En quoi consiste l’unité de A la recherche du temps perdu ? Nous savons du moins en quoi elle ne consiste pas. Elle ne consiste pas dans la mémoire, dans le souvenir, même involontaire. L’essentiel de la Recherche n’est pas dans la madeleine ou les pavés. D’une part, la Recherche n’est pas simplement un effort de souvenir, une exploration de la mémoire : recherche doit être pris au sens fort, comme dans l’expression « recherche de la vérité ». D’autre part, le temps perdu n’est pas simplement le temps passé ; c’est aussi bien le temps qu’on perd, comme dans l’expression « perdre son temps ». Il va de soi que la mémoire intervient comme un moyen de la recherche, mais ce n’est pas le moyen le plus profond ; et le temps passé intervient comme une structure du temps, mais ce n’est pas la structure la plus profonde. Chez Proust, les clochers de Martinville et la petite phrase de Vinteuil, qui ne font intervenir aucun souvenir, aucune résurrection du passé, l’emporteront toujours sur la madeleine et les pavés de Venise, qui dépendent de la mémoire, et, à ce titre, renvoient encore à une « explication matérielle ». Il s’agit, non pas d’une exposition de la mémoire involontaire, mais du récit d’un apprentissage. Plus précisément, apprentissage d’un homme de lettres. Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes sont moins les sources du souvenir que les matières premières, les lignes de l’apprentissage. Ce sont les deux côtés d’une « formation ». Proust insiste constamment sur ceci : à tel ou tel moment, le héros ne savait pas encore telle chose, il l’apprendra plus tard…
Le premier monde de la Recherche est celui de la mondanité. Il n'y a pas de miieu qui émette et concentre autant de signes, dans des espaces aussi réduits, à une vietsse aussi grande...Le second cercle est celui de l'amour. la rencontre Charlus-Jupien fait assiter el lecteur au lus prodigieux échange de signes... le troisieme monde est celui des impressions ou des qualités sensibles. Il arrive qu'une qualité sensible nous sonne une joie étrange, en m^me temps qu'elle nous transmet une sorte d'impératif
« Ce qui force à penser, c’est le signe. Le signe est l’objet d’une rencontre ; mais c’est précisément la contingence de la rencontre qui garantit la nécessité de ce qu’elle donne à penser. L’acte de penser ne découle pas d’une simple possibilité naturelle. Il est, au contraire, la seule création véritable. La création, c’est la genèse de l’acte de penser dans la pensée elle-même. Or cette genèse implique quelque chose qui fait violence à la pensée, qui l’arrache à sa stupeur naturelle, à ses possibilités seulement abstraites. Penser, c’est toujours interpréter, c’est-à-dire expliquer, développer, traduire un signe. Traduire, déchiffrer, développer sont la forme de la création pure. Il n’y a pas plus de significations explicites que d’idées claires. Il n’y a que des sens impliqués dans des signes ; et si la pensée a le pouvoir d’expliquer le signe, de le développer dans une Idée, c’est parce que l’Idée est déjà là dans le signe, à l’état enveloppé et enroulé, dans l’état obscur de ce qui force à penser. Nous ne cherchons la vérité que dans le temps, contraints et forcés. Le chercheur de vérité, c’est le jaloux qui surprend un signe mensonger sur le visage de l’aimé. C’est l’homme sensible, en tant qu’il rencontre la violence d’une impression. C’est le lecteur, c’est l’auditeur, en tant que l’œuvre d’art émet des signes qui le forcera peut-être à créer, comme l’appel du génie à d’autres génies. Les communications de l’amitié bavarde ne sont rien, face aux interprétations silencieuses d’un amant. La philosophie, avec toute sa méthode et sa bonne volonté, n’est rien face aux pressions secrètes de l’œuvre d’art. Toujours la création, comme la genèse de l’acte de penser, part des signes. L’œuvre d’art naît des signes autant qu’elle les fait naître ; le créateur est comme le jaloux, divin interprète qui surveille les signes auxquels la vérité se trahit. » pp.118-119