Le traquenard
1962

Otsuka, un mineur sans abri et son jeune fils errent pour trouver du travail. Au cours de leur voyage, ils sont photographiés de loin par un mystérieux homme vêtu de blanc. Le mineur arrive dans un village fantôme, abandonné depuis la fermeture de la mine, où demeure la propriétaire d’un magasin de confiseries, une femme traumatisée par la disparition de son fiancé dont elle attend toujours des nouvelles.

Tandis que son enfant erre, l'homme est poignardé par l'étrange homme vêtu de blanc. Il ressuscite et entreprend de découvrir la vérité sur son propre meurtre. Devenu fantôme, personne ne peut le voir, mais il ne tarde pas à être rejoint par de nouveaux personnages. Pendant que l'orphelin découvre impassible le corps de son père, la femme du village est agressée par un vigile puis tuée par l'énigmatique meurtrier. Elle rencontre l'homme assassiné et cherchent ensemble à connaître la vérité.

Premier long-métrage de Hiroshi Teshigahara, Le Traquenard marque aussi sa première collaboration avec le romancier et dramaturge Kôbô Abe. Magnifiquement filmée au coeur d’une ville minière abandonnée, cette oeuvre est à la fois une critique socio-réaliste et une histoire de fantômes dérangeante. En examinant les thèmes de l’aliénation, des droits sociaux et de l’identité, Teshigahara évoque ses influences européennes à travers le cinéma de Michelangelo Antonioni (Le Désert rouge) et d’Alain Resnais (L’Année dernière à Marienbad).

Le film étonne par ses audaces visuelles et ses plans très particuliers. Teshigahara construit un personnage féminin en la présentant allongée, de dos, presque collée à l'objectif et où seules les courbes de son corps assurent l'harmonie du cadre. Quant au découpage, Teshigahara préfère contourner les conventions : en choisissant par exemple un plan fixe général d'une montagne au lieu d'un traditionnel contrechamp sur le visage d'un acteur...

Chez Teshigahara, la douleur se lit d'abord sur les corps. Une respiration ou un corps entièrement mouillé par la sueur en dit plus long sur le sentiment de peur qu'une simple réplique.

"On a commencé par les mines. On finira dedans. On prend tout ce qui vient même si c'est pire, jusqu'à s'effondrer". " Tu as mangé avant de mourir ? "-Non ", "- Trop tard, tu vas mourir de faim pour l'éternité "Les premières répliques traduisent déjà le pessimisme des personnages qui préfèrent mourir plutôt que subir leur triste condition humaine. "Suis-je mort ?" se questionne le héros après s'être relevé comme par magie tel un zombie. Les protagonistes ont une véritable fascination pour la mort. Le seul dessein de l'homme étant de se laisser vivre jusqu'à la mort.

L'enfant amorphe qui vient de supplicier une grenouille découvre son père mort avec aussi peu d'émotion que lorsqu'il torturait l'animal. Parallèlement, le film exprime tout l'intérêt que les humains ont de ne pas interagir avec leurs semblables. L'incommunicabilité n'est pas une fatalité, elle est née d'un véritable désir chez les personnages de Teshigahara. Quelques plans tirés de documents réels placés au début (blessés, hommes morts, gamin ventru) accentuent cette vision tragique : seule la mort peut délivrer l'homme. Un discours pessimiste qui prendra une toute autre résonance et qui sera moins tragique grâce à la partition de Takemitsu et au travail de l'ingénieur du son. L'étrangéité traduite par la bande son jusqu'au bruits extérieurs de l'eau (recréés en studio) offre une dimension surnaturelle et artificielle au film. En choisissant de retransformer les sons des éléments naturels en matériau sonore étrange, le cinéaste accentue l'aspect cauchemardesque et fictif du film et minimise la tragédie humaine vécue par les protagonistes, bien que certaines scènes soient paradoxalement ancrées dans une réalité brute digne de Rossellini (scènes de ports, de mines, de grèves, etc.)

Une touche de classicisme vient par ailleurs s'imposer dans la narration : l'homicide puis sa progression vers une résolution devient le fil rouge du film. Mais la modernité ne cessera pour autant d'être présente : parcours caduque d'un homme mort à travers un récit improbable et fragmenté. Un monde où on cesse de s'émouvoir, où tout est machinal, technique, biomécanique. Par ailleurs, l'enquête des policiers ressemble plus à un jeu qu'à une investigation passionnée, édifiante et morale. Le film dépeint un monde où la Mort a cessé d'intriguer, où les Morts disent " qu'importe les vivants " et les vivants " qu'importe les Morts ". Les deux mondes sont inversés. La mutation du misérable protagoniste en mort-vivant (il vient d'être poignardé par un homme au complet blanc) nous paraîtra d'ailleurs moins " fantastique " que la façon dont est peinte la réalité chez Teshigahara. La scène de meurtre parait plus surréaliste et étrange que la résurrection pourtant inattendue du héros.

La cinquantième minute du film marque le retour d'une écriture filmique plus traditionnelle. La bande originale moderne et minimaliste de Takemitsu disparaît. Une intrigue semble émerger... Même la femme-témoin est volontairement " formatée ", transformée en personnage traditionnel de fiction. Ces deux minutes de narrations sont perçues comme très étranges car subitement très " normées ", très " codifiées " mais le retour à l'étrangéité refait vite surface lorsque Teshigahara choisit de filmer ce personnage de femme solitaire trempée par la sueur en robe mouillée collée au corps. Pour Teshigahara, ce corps doit être immense de sensualité (gros plans et contreplongées magnifiques). Un corps géant mythifié qui étouffe le cadre... S'ensuit un viol gauche par un policier maladroit, puis deux corps lourds qui se cognent et s'écrasent au sol, sans aucun cri ni lutte apparente… Une scène de viol unique et étrangement gracieuse !

Le fantôme qui assiste, impuissant, à l'enquête de son propre meurtre rejoint la femme qui s'observe, à son tour, morte. Si la femme est dépeinte comme un immense corps dans des cadres étouffants, l'homme est filmé comme un petit corps vulnérable perdu dans une immensité. Le film est par ailleurs jubilatoire grâce à une intrigue et une histoire de sosie qui mène à des quiproquos intéressants qui pimentera les dix dernières minutes. L'hypothèse de l'homme au complet blanc est glaciale : en tuant de manières stratégiques deux individus (marginaux ou misérables) au moment et au lieu opportun, on peut amener d'autres individus à s'entretuer.

Dans les derniers plans, l'enfant qui vole des friandises près de la vendeuse décédée finit par pleurer : première émotion claire d'un personnage qui apparaît enfin à la dernière minute. L'œuvre allégorique et désespérée se transforme alors en un film humaniste.

 

Tommy Lee Lux le 8/12/2007

critique du DVD
Editeur : Carlotta, decembre 2007. Langue : japonais.
Sous-titres: français. Son : mono. Format : 1,37.
critique du DVD

DVD1 : Le Traquenard, José Torrès (1 et 2). DVD2 : La Femme des sables version intégrale inédite. DVD3 : La Femme des sables version cinéma, Tokyo 1958, Sculptures de Sofu-Vita, Ako. DVD 4 : Le Visage d'un autre, Hokusai, Ikebana.

 

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(Otoshiana). Avec : Isashi Igawa (Otsuka), Sumie Sasaki (la femme), Kazuo Miyahara (le fils du mineur), Sen Yano (Toyama), Hideo Kanze (le policier), Kunie Tanaka (l'homme en blanc), Kei Sato (le journaliste). 1h33.

dvd chez Carlotta Films