La vallée

2014

(Al-Wadi). Avec : Carol Abboud (Carole), Fadi Abi Samra (Marwan), Mounzer Baalbaki (Ali), Carlos Chahine (L'homme accidenté), Ahmad Ghossein (Armed Man), Aouni Kawas (Hikmat), Yumna Marwan (Maria), Rodrigue Sleiman (Armed Man). 2h15

Une rose et les vers du poète Wadih Saadeh qui ne veut pas que sa vie soit éclairée par une lumière vieille de 10 000 ans et préfère fermer les yeux pour descendre dans la vallée.

Sur une route de montagne au Liban, un homme se relève d’un accident de voiture. Le serpent sur la route est coupé en deux.  Choqué et en sang, l'homme erre jusqu’à un véhicule en panne et aide ses quatre occupants à le réparer. Ceux-ci, deux hommes et deux femmes, hésitent à le laisser au bord d'une route ou dans un dispensaire. Mais la venue de la police les en empêche. Ils le conduisent donc dans  une ferme barricadée de la vallée de la Bekaa.

Maria, ancienne infirmière, recoud la plaie ouverte de cet homme qui dit ne plus se souvenir de son passé.  Ali, le chef du groupe, excellent cuisinier, en veut à ses amis d'avoir ramener cet inconnu dans leur ferme où l’activité n’est pas uniquement agricole. Ils sont à la recherche de la drogue au goût unique, dont raffoleront  bientôt tous les combattants. C'est Marwan qui est chargé d'en trouver la formule. L'amnésique ne se souvient plus que du refrain d'une chanson et suscite la suspicion : est-il un espion, un mécanicien, un docteur, une menace, un présage ?

Dans la ferme, un âne erre et semble perdu. Alors que la formule est enfin trouvée un oiseau tombe du nid et agonise. La radio diffuse des informations de plus en plus inquiétantes sur une  menace de bombardement de l'armée israélienne.  L'inconnu cherche à s'échapper un soir. Pris par les gardiens armés, il se retrouve dès lors ligoté sur une chaise. Aucun message de recherche n'étant publié pour lui, Ali, inquiet pour leur sécurité, exige qu'on lui fasse retrouver la mémoire ou qu'on l'exécute. Carole le désire, dessine au fusain sur lui comme elle le fait sur papier et lui fait l'amour mais décide bientôt de le tuer.

C'est alors qu'on annonce l'invasion israélienne, que des centaines d'avions déchirent le ciel et bombardent les villes de la pleine. Le groupe observe l'invasion. L'amnésique se souvient enfin qu'il n'habitait pas par ici mais était venu prendre des photos de la maison de famille habitée par des refugiés syriens.

Alors que les villes au loin sont en feu, l'inconnu regarde l'horizon.

Film allégorique de la menace permanente qui pèse sur le Liban, sur les fragiles symboles de sa liberté : une rose et des animaux, serpent, âne et oiseau. Délibérément intemporel avec ses vieux postes de radio ou de télévision,  ses voitures et ses armes passepartout. La splendeur des plans de paysages alliant les couleurs la terre, la géométrie de la plaine, les montagnes  au loin semblent toujours en attente de la catastrophe.

La menace plane jusque dans le déroulé de l'histoire avec des fondus-enchaînés qui se figent en surimpression : reflets  des personnages sur une carte d'ordinateur, un ciel,  ciel barré des traces d'avions laissant progressivement  apparaitre  La bataille de San Romano de Paolo  Uccello. Les quelques plans avec L'annonciation de Fra Angelico ou les des crescendos musicaux précédant ces arrêts sur images relèvent aussi de l'allégorie apocalyptique.

Les dessins de Carole au fusain, le refrain d'une chanson et la beauté de la nourriture délicatement préparée par Ali viennent toutefois  briser ce que l'allégorie pourrait avoir de trop lourde et redonner de la liberté. Il en va de même du refus de caractériser les individus par des catégories simplistes. Au cours du repas, Carole s'offusque que l'on puisse dire que la manière de vivre, de manger et même de faire l'amour diffère parce que l'on est maronite ou musulman, sunnite ou chiite, druze ou pas druze, laïque ou pas, citadin ou pas. Les différences se trouvent bien davantage entre les goûts des deux sœurs.

C'est à travers  du regard de l'amnésique, homme d'abord sans passé puis dont on apprend qu'il est venu d'ailleurs, que le spectateur pénètre ce monde sous tension : absence de son lorsque la voiture démarre, vision mentale de lui en chemise blanche puis retour à sa chemise à carreaux, vision de myope lorsque l'on lui ôte ses lentilles de contact. Quelques éléments irrésolus. Quel est ainsi  le sens du flash mental sur le cadavre dont un chien vient lécher le sang ?

Jean-Luc Lacuve le 07/05/2016