"Au début, Étienne a 20 ans et il ne se doute de rien…". Dans un bois, Étienne renvoie un ballon au pied qui se perd dans les arbustes environnants. De l'autre coté, il découvre une jeune femme, Valérie, écrivant "Sans moi" sur une pancarte et qui peint aussi de rouge son ballon. Dans la manifestation parisienne où Etienne se trouve quelques heures après, il reconnait la pancarte et la jeune femme. Arrêtés par les CRS, ils s'enfuient ensemble, à la course et en hors bord, s'embrassent, font l'amour. Quelques mois après naît une fille. Alors qu'ils sont accueillis chez les parents d'Etienne, Valerie s'en va garer la voiture. Elle cherche une place. Elle ne la trouve pas. Etienne est bientôt seul et élève seul Rosa depuis 17 ans.
La fusion est parfaite entre le père et la fille, chacun accaparé par sa passion. La peinture pour Rosa, le football pour Etienne. Il est employé municipal, entraîneur du petit club pour les adolescents et les adultes. Il a un tout petit salaire, une maison qu’il a héritée de ses parents, qu’il n’a jamais quittée, il n’a pas de gros besoins et il connaît un peu tout le monde dans la ville. Rosa a un amoureux Youssef, fervent poète, préférant escalader des balcons qu'emprunter les escaliers, et auteur d'un poème épique sur la vie de Rosa et Etienne. Il la voit comme une tragédie alors que tous deux le nient. Rosa, fière d’avoir été si bien élevée par son père, réfute le besoin d'avoir une mère et Etienne déclare qu'on ne peut aimer quelqu’un qui n'est pas là. Il est d'ailleurs très amoureux d'Hélène, une jeune femme conductrice de taxi et qui joue du piano.
Pourtant un événement va perturber leur vie. Rosa est admise aux beaux-arts de Metz et va devoir y trouver un appartement. Le lendemain de la nouvelle, Etienne chronomètre le temps qu'il lui faut pour faire le trajet jusqu'à Metz (3h12) et tente de nouer une complicité avec le concierge dans l’espoir qu'il garde un œil sur sa fille et l’en tienne au courant. Quand il revient, il a aussi trouvé une colocation pour Rosa. Autre élément perturbateur, la maire décide de planter une forêt à la place du stade dans l'espoir de sa réélection tout en niant un quelconque intérêt au travail d'Etienne
Etienne fait les cartons de déménagement pour sa fille. Son attention est attirée par un reportage sur la plus haute vague de surf au Portugal. Soudain, dans la foule, il reconnaît Valérie.
Rosa, voyant son père perturbé, décide de renoncer à Metz pour le protéger un an ou deux. Étienne en est d'autant plus bouleversé. Il annonce à Rosa qu'il a retrouvé Valérie et lui propose d'aller tous les deux la retrouver au Portugal. Rosa explose de colère, déclare à son père qu’il lui fait pitié et le bouscule au point qu'il tombe dans les escaliers.
Il se relève doucement à l'hôpital et découvre en rentrant chez lui que Rosa est partie au Portugal. Il la retrouve et, en parcourant le village, ils retrouvent Valérie. Etienne les laisse seules face à face et s'en retourne, libéré, auprès d'Hélène. Il escalade les étages conduisant à leur nouvel appartement.
Le film est construit sur une succession de séquences burlesques et romanesques, enlevées et risquées, à la manière de Buster Keaton dont Nahuel Perez Biscayart possède l'élégance, le regard rêveur et le goût des performances physiques. Comme chez Keaton aussi, il s'agit de résoudre un problème plus profond, la solitude autrefois ; la fin d'une emprise mutuelle ici et la résolution de la perte d'un amour enfui. Ainsi l'énergie débordante du film est sous-tendue par une résolution en attente, une mélodie qui attend son accord final.
Construire chaque scène
La séquence initiale d'une dizaine de minutes, muette sur la musique de Julie Roué apparaît déjà comme une performance. Elle n'est que la première d'une série : Youssef escalade le balcon prémisse de la scène finale libératrice. Rosa fait tomber la chaise de Youssef pour un premier baiser, prélude d'une première fois pour tous les deux. La performance chronométrée du voyage à Metz, la fritte de plâtre que l'on achète, offre et donne à une autre, les balais dansés sur le terrain de foot ou l'adresse à tomber des escaliers, la berceuse pour calmer Rosa, « coucou, hibou, coucou » reprise en cœur par le jury pour l’examen d'entraîneur ; les mots d’esprits dont se sert Etienne pour galvaniser ses troupes : « Derrière chaque coup de pied dans le ballon, il doit y avoir un sentiment »de Dennis Bergkamp, l’international de football hollandais ou « Le succès, c'est d'aller d'échec en échec sans perdre son enthousiasme » de Winston Churchill. Il n'y a pas jusqu'aux Marx Brothers convoqués pour la quinzaine d'ados qui sortent de la voiture d’Etienne comme les passagers de la cabine d'Une nuit à l'opéra (Sam Wood, 1935).
La recherche de l'accord final
"Il n'y a pas d'amour perdu" est le titre choisi par Youssef pour son poème épique pour décrire la vie d'Etienne après le départ de Valérie tant il tient à se croire heureux. C’est cet aveuglement qui est tragique pour Yousef, l'auteur du commentaire hors champ initial : "Au début, Étienne a 20 ans et il ne se doute de rien…"
Certes le pari d’Etienne est en grande partie gagné, depuis les courtes séquences de l'adorable bébé tendant les bras vers son père en zézayant ou de la fillette aux questions multiples ou de Rosa à 17 ans passionnée par la peinture. Mais ces passions sont une façon d'être en retrait du monde. Les tableaux de Violette Malinvaud, étudiante en première année aux Beaux-arts de Paris, dont certains sont commandés pour le film (la portrait d'Etienne où l'on voit un terrain de foot) donnent corp à cette passion; et Rosa devient une soeur du Marc cinéaste dans dans Le livre des solutions (Michel Gondry, 2023) autiste au monde autour de soi. Rosa est ainsi en retrait de la manifestation contre le réchauffement climatique, où elle n'est que spectatrice de la terre de carton-pâte qui brûle. "Tu vois la vie comme un décor, analyse Youssef "tellement réfugiée dans ton monde intérieur" poursuit-il sous les arbres en plan serré avant qu'un plan large ne découvre l'environnement bucolique du lycée.
Etienne ne manie pas les pinceaux mais trace les lignes blanches du stade. Valérie lui revient comme une grande vague venant s’écraser sur la falaise de son déni. Ce n’est qu’en la voyant se détourner vers lui qu'il la ressent comme une étrangère. Sur la plage, il laisse Rosa libre de décider si elle reprendra contact avec sa mère. Il se défait de l'emprise mutuelle et retrouve sa liberté en même temps qu'il offre la sienne à Rosa. Valérie devient réellement un amour perdu, perdu pour mieux retrouver Hélène et grimper à son balcon.
Jean-Luc Lacuve, le 26 décembre 2023.