Un jeune projectionniste néglige volontiers son travail pour se plonger dans la lecture de son manuel favori : "Comment devenir détective". Au cours d'une visite chez sa petite amie, il est injustement accusé d'un vol de montre. En réalité, c'est son rival qui est coupable, et qui a adroitement orienté les soupçons vers l'apprenti policier. Le projectionniste retourne à ses appareils.
Alors que les spectateurs assistent aux péripéties mélodramatiques de "Curs et Perles ou l'amour perdu du Beau-parleur", le jeune homme s'endort et rêve. Son double quitte la cabine, s'approche de l'écran et entre dans l'image. L'action du film présente une analogie avec les moments qu'il vient de vivre. Le projectionniste est devenu Sherlock Junior, le plus grand détective du monde. Il échappe à une série de pièges mortels : une boisson empoisonnée, une partie de billard avec une boule explosive, une hallebarde mécanique. Après une folle poursuite, alors qu'il est assis sur le guidon d'une moto sans conducteur, il rejoint les bandits qui ont enlevé sa fiancée. Il la délivre et s'enfuit avec elle dans une voiture qui termine sa course dans la rivière.
Le projectionniste se réveille. Sa bien-aimée est venu lui dire que son innocence a été reconnue. Pour déclarer son amour, le projectionniste copie les gestes des personnages de "Curs et Perles". Mais quand arrive l'épilogue du bonheur conjugal saturé de marmots, il se gratte la tête et semble vouloir se raviser.
Sherlock Junior est le plus court des grands films de Buster Keaton dont on retient surtout le moment où Sherlock, projectionniste de cinéma, s'endort et entre dans le monde du film qui devient alors une version fantasmée de sa propre vie. La motivation pour faire ce film, racontera Keaton plus tard, était juste cette situation : un projectionniste de cinéma qui s'endort dans sa cabine et se voit mêlé aux personnages de l'écran". Ce point de basculement du film est néanmoins précédé d'une série de gags très précisément millimétrés. Si la séance fantasmée est clôturée, comme à l'habitude, par une course finale échevelée, cette fois sur le guidon d'une moto, elle est aussi suivie d'un épilogue inhabituellement ironique.
Candide Sherlock
Les gags jouent de l'écart entre les prétentions de Sherlock à devenir détective et de ses piètres résultats. Keaton pratique l'ironie. Les gags se font au dépend de son personnage, trop honnête et trop candide. C'est en lisant son manuel par-dessus lui que le séducteur sait que Sherlock va fouiller tout le monde et glisse le reçu du mont-de-piété dans sa poche. Cette attitude rusée aurait été celle de Charlot pour éviter les coups. Keaton au contraire s'offre en victime candide aux ruses des autres.
C'est lorsque lui même fait preuve de tricherie que cela se retourne contre lui. Ainsi dans le très élégant gag initial à multiples rebondissements qui joue sur les nombres de dollars que Sherlock a en poche : zéro, un, deux, trois ou quatre. Sherlock a en effet décidé d'acheter un cadeau pour sa fiancée : une jolie boite qui coute trois dollars. Or, de ses poches, il ne tire que deux dollars. Comme il ne veut pas se résoudre au minable cadeau d'une boite à un dollar, il retourne balayer la halle de cinéma où, miraculeusement, il trouve le dollar qui lui manquait. Survient alors une jeune femme qui prétend l'avoir perdu. Sherlock va lui rendre, à regret, mais dans un ultime effort désespéré pour le garder, il demande à la jeune femme de le lui décrire. Ce dont elle s'acquitte évidement sans problème. Survient, juste après son départ une vieille femme éplorée d'avoir perdu un dollar. Cédant plus encore à la pitié qu'à l'honnêteté, sans doute plus grande que celle de la jeunent femme précédente, Sherlock accepte de lui donner l'un de ses dollars. Survient ensuite un malabar patibulaire demandant à fouiller le tas de détritus. Sherlock acceptant son sort avec résignation va se séparer de son dernier dollar mais cela ne satisfait pas du tout le malabar qui fouille dans le tas de détritus et y trouve son portefeuille bourré de billets. Sherlock se précipite ensuite sur le tas qu'il vient de balayer mais n'y trouve plus rien et, comme il ne lui reste plus qu'un dollar, décide d'acheter la boite minable. Et c'est là qu'il commet la tricherie qui causera sa perte (provisoire heureusement) : il maquille le un en quatre. Or quatre dollars c'est précisément la somme que le séducteur tirera de la vente de la montre du père de la fiancée et dont le talon, découvert dans la poche de Sherlock, mis au regard du faux prix de la boite, l'accablera. Tout pareillement mais plus burlesquement et rapidement, quand Sherlock se met en tête de faire glisser le séducteur sur une peau de banane, c'est lui-même qui en est victime.
Un Sherlock de cinéma
Face à ces mésaventures, il n'est guère étonnant que Sherlock se fantasme dans son sommeil un monde meilleur. Le rêve prend la forme d'un dédoublement dans une cabine de projection où son double s'en vient rejoindre les spectateurs de la salle puis les acteurs sur l'écran. Entre temps, les acteurs se sont eux même transformés et ont pris les traits des personnages de l'entourage de Sherlock.
L'entrée de Sherlock dans l'écran de cinéma est assez laborieuse. En s'endormant dans la cabine de projection, Sherlock se dédouble. Alors que son corps reste assis sur son tabouret, le double se dirige vers la fenêtre de projection pour regarder l'écran. Sur celui-ci les acteurs lui font face puis se tournent dos aux spectateurs. Lorsqu'ils se retournent à nouveau, ils sont devenus la fiancée et le séducteur. Le double essaie de réveiller le corps ; sans succès. Il retourne alors voir l'écran et voit le riche bourgeois détenteur des perles s'habiller, se retourner et devenir alors le père de sa fiancée. Cette fois, il se rend dans la salle, entre dans l'écran combat le séducteur et y est rejeté hors de l'écran par lui. Il s'agit pour l'entrée, le combat et la sortie d'un même plan général, observé depuis le fond de la salle. Il est probable que l'écran soit remplacé par une scène de théâtre qui permet une entrée et une sortie physique du corps de Sherlock d'un côté et de l'autre de la rampe.
Plus sophistiqué est le jeu avec les conventions de la narration cinématographique qui préside à la seconde entrée dans l'écran de Sherlock. Il se retrouve soudain devant une porte fermée. Il sonne vainement et lorsqu'il revient sur ses pas, il tombe du haut d'un mur dan un jardin. Keaton joue de la possibilité pour le cinéma d'alterner par le montage plusieurs narrations dans des lieux différents. Ces plans successifs ne peuvent s'accommoder du corps encombrant d'un acteur qui s'y promenerait en continu. Sherlock va se trouver ainsi de plus en plus déstabilisé et mis en péril par les changements abrupts de décors successifs. Il veut s'assoir sur le banc du jardin et se retrouve en pleine rue d'où il tombe sur les fesses. Il se promène le long de la rue mais se retrouve au bord d'une falaise. Il se penche; il est dans la forêt au milieu de deux lions. Il se retrouve ensuite tout près d'une voie ferrée d'où déboule un train. A peine remis, il se retrouve assis sur un rocher près de la mer. Il va plonger mais se retrouve dans la neige. Fatigué, il s'appuie sur un arbre et est de retour dans le jardin.
Keaton devait réaliser ces trucs dès le tournage. Pendant que l'on changeait les décors derrière lui, il devait garder la même position d'un plan à l'autre. Cette séquence virtuose prend fin avec le début des aventures de Sherlock qui se manifeste par des conventions purement cinématographiques : une ouverture à l'iris puis zoom avant pour obtenir l'écran plein cadre
Keaton utilise aussi tout l'arsenal des artifices des illusions scéniques
qu'il pratiquait à ses débuts, au music-hall : par exemple le
gag où on a l'impression qu'il plonge à travers le corps d'une
vendeuse ambulante. D'autres sont de purs trucages cinématographiques,
comme le moment où il saute à travers un cerceau et en ressort
transformé. Keaton s'est aussi entrainé au billard pour le jeu
avec la boule numéro 13 que les méchants ont transformé
en bombe et que Sherlock réussit toujours à éviter.
Le clou des prouesses physiques de Keaton est la longue séquence qui commence alors qu'il est perché sur le guidon d'une moto de police. Il ne remarque pas que le policier tombe de moto, et continue de foncer sur la route, toujours assis sur le guidon. Ce n'était pas un trucage non plus. C'est vraiment Keaton qui est sur la moto. C'était une scène particulièrement difficile car il n'avait pas accès aux freins. Il fut éjecté à plusieurs reprises, dont une fois sur le toit d'une automobile. Quant au moment où le policier tombe de moto, c'est même Keaton qui lui servit de doublure! Mais l'expérience du music-hall lui avait appris à multiplier les chutes sans jamais se faire mal. Pourtant dans la scène où il saute de wagon en wagon sur un train jusqu'au dernier wagon où un tuyau l'asperge d'un violent torrent d'eau, l'aplatissant sur les rails, bien que nous le voyions se relever, il s'était fait mal en tombant. Des années plus tard, alors qu'il passait une radio, il se rendit compte qu'à cette occasion, il s'était cassé le cou...
Sherlock ne doit en rien l'amour de sa fiancée à ses exploits rêvés. Sa fiancée a, si l'on peut dire, fait tout le travail. Elle s'était déjà contentée d'une bague au diamant si minuscule que Sherlock avait dût fournir la loupe. Et après son renvoie honteux, c'est elle qui obtiendra du vendeur la description de celui qui avait amené la montre et permettra ainsi de l'innocenter. Peut-être l'ironique épilogue est-il la contrepartie de l'absence de véritable implication de Sherlock dans son amour à moins qu'il ne traduise que, si le cinéma procure des modèles auxquels on souhaite s'identifier, peut-être ne faut-il pas accepter toutes les conventions qu'il propose.