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Serge Daney,
Itinéraire d’un "ciné-fils"

Pierre-André Boutang
1992

Avec : Régis Debray, Serge Daney (3 fois 58').

C’est l’enfance le cinéma, c’est pas l’adolescence. Le cinéma c’est l’enfance, c’est-à-dire c’est un sentiment beaucoup plus intense et beaucoup plus insouciant et beaucoup plus grave de ne pas faire partie du monde, ou d’être toléré par extrême justesse dans le monde tel qu’il est… On sait à l'age de cinq ans.. C'est comme quand Duras citait Queneau qui disait "Un écrivain il sait qu'il l'est à l'âge de sept ans: s'il n'a pas écrit à sept ans, ce n'est pas la peine qu'il insiste". C'est excessif mais c'est vrai. Ca veut dire qu'on sait dès la première entrée en cour de récréation, en première année d'école primaire qu'il y a des gens avec qui on ne sera pas copains et qu'on va faire une bande, à trois ou quatre, dans un coin. Et ça sera les introvertis… et peut-être plus tard les homosexuels – c'était le cas pour moi. Et, en tout cas, les cinéphiles, ils ne vont évidemment pas partager leurs trésors; ils savent qu'ils appartiennent à une autre version du monde. Ou de l'espèce humaine".

Ce n’est pas fuir. […] Je n’ai aucune imagination. […] On aura ce monde-là, mais on l’habitera enfin. Voilà, moi, l’essence de ma cinéphilie. On l’habitera enfin. Mais ce sera le monde, ce ne sera jamais la société. De la société, il n’y a que des choses horribles à attendre ».

"Le cinéma promettait un monde. Le monde n'était pas complet. Il était américain à soixante-dix pour cents, le monde. Mais, d'abord l'Amérique elle était mondiale. C'était un sacré méli-mélo en terme de peuples et d'émigration. Deuxièmement, c'est le cinéma hollywoodien et le cinéma américain qui nous a faits, car quel autre cinéma aurait pu nous faire, sinon le cinéma américain qui était à son maximum de bonheur, de capacité de bonheur, de grâce… ? Dans les films de Douglas Sirk, l'Amérique est belle à voir. Quand Fred Astaire danse, c'est beau. Et puis ça ne danse que là; ça ne dansait pas en Europe. Tout cela, on l'a su d'une façon absolue. C'était une promesse d'un monde, même si le monde était très américanisé. Car les Américains ont quand même été les seuls pendant très longtemps à toucher les mythologies des autres peuples pour raconter des histoires qui n'étaient pas les leurs : le Roi Arthur, la Révolution française… Bien sûr, avec leurs intérêts idéologiques et leur bêtise propre de villageois américains… N'empêche qu'ils ont fait ce que personne d'autre n'a fait. (…) Heureusement ou malheureusement – je n'arrive pas à le savoir – les Américains avaient à l'époque, et ont toujours, une place absolument unique dans le monde. Le problème, c'est qu'ils n'ont plus les moyens de tenir cette promesse, ou de tenir la promesse de la promesse du monde. Si bien qu'aujourd'hui, ils sont quand même très très méprisés, tout en étant absolument culturellement dominants. Ce qui est très malsain comme situation. Mais à l'époque, dans les années cinquante, non". []

Serge Daney a été collaborateur des "Cahiers du cinéma", avant d'en devenir le rédacteur en chef dans les années 1970, puis responsable des pages cinéma et éditorialiste à "Libération". Il fut enfin l'un des fondateurs de la revue de cinéma "Trafic". En 1992, dans ces entretiens avec Régis Debray pour l'émission Océaniques, celui qui se définit comme un "ciné-fils", fait défiler sa vie et les films qui l'ont vu grandir. En racontant le cinéma américain (Hawks, Hitchcock...), la "Qualité française", la Nouvelle vague, Mai 68 et la politisation de la cinéphilie, l'irruption de la télévision et de ses codes spectaculaires, il nous lègue non seulement une mémoire mais surtout une morale de l'image.

En 1992, quelques semaines avant sa disparition à 48 ans, Serge Daney revient sur son existence de critique cinéphile. Dans un quasi-monologue de plus de trois heures, testamentaire et pénétrant, il expose les grands moments de son parcours et la manière dont s’est élaborée, aiguisée par la lecture des "Cahiers du cinéma", sa morale de l’image. Cet entretien nous livre un regard singulièrement vivant sur le cinéma et le monde, électrisé par le plaisir de penser, non seulement les images mais la vie-même ! Manière pour nous de comprendre qu’être cinéphile – ou "ciné-fils" (car il s’agit bien-là de filiation et de fidélité) –, consiste en bien autre chose que simplement d'aimer le cinéma.

de Régis Debray, Dominique Rabourdin, Pierre-André Boutang.

 

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