Off : "Janvier 2016. L'histoire amoureuse qui m'avait amené dans le village d'Alsace où je vis est terminée depuis six mois. A 45 ans, je me retrouve désormais seul, sans voiture, sans emploi ni réelle perspective d'avenir, en plein cœur d'une nature luxuriante dont la proximité ne suffit pas à apaiser le désarroi profond dans lequel je suis plongé. La France, encore sous le choc des attentats de novembre, est en état d'urgence. Je me sens impuissant, j'étouffe d'une rage contenue. Perdu, je visionne quatre à cinq films par jour. Je décide de restituer ce marasme, non pas en prenant la caméra mais en utilisant des plans issus du flot de films que je regarde...
A l'écran, ce flot ininterrompu de plans brefs, des plans de personnages de dos quittant un lieu, de bras, de mains d'yeux et de jambes, de paysages, de végétation, forêts et de pluie, d'animaux, d'appartements encombrés, d'objets divers, de manifestations de violence ou de symboles de l’autorité et du pouvoir.
Et la voix de Franck Beauvais racontant la mort de son père, trois ans plus tôt alors qu'il lui avait enfin trouvé une occupation plaisante, la vision du Ciel est à vous de Jean Grémillon, comment il n'avait pu agir laissant son ami secourir, vainement d'ailleurs, son père. L'espoir de Nuit debout et le désespoir des violences policières. La voix désespérée, blanche de cette solitude, parfois heureusement entrecoupée de la visite d'amis. Et puis cet espoir de déménager bientôt dans une collocation pour Paris; la détestation de la foule des supporteurs de l'Euro et l'hésitation à venir ; puis non, pour éviter que les films ne deviennent un miroir et non une fenêtre, l'envie de retrouver un milieu stimulant, au-delà d'une brève visite à des amis au Portugal pour une commande musicale. Alors la récessivité de vider la maison des objets, des disques, des DVD. Et puis, enfin, le déménagement vers Paris.
En 1951, Isodore Isou proposait Traité de bave et d'éternité, film basé sur le principe du montage discrépant qui consiste, selon Isou, en une disjonction totale entre le son et l'image, traités de manière autonome sans aucune relation signifiante. Il influencera Le film est déjà commencé ? (Maurice Lemaître, 1951), L'anticoncept (Gil J. Wolman, 1952) et Hurlements en faveur de Sade (Guy Debord, 1952) auquel Franck Beauvais rend probablement hommage. Dans ses Histoire(s) du cinéma Godard appliquait son texte subjectif sur l'état du monde aux images de cinéma. Avec Shirin, Abbas Kiarostami, racontait une légende épique en ne filmant que les émotions sur les visages des spectatrices.
La nouveauté du film de Franck Beauvais est que les images ne sont pas une simple illustration de la voix off, comme le fait de façon professorale Jean-Luc Godard. Elles gardent aussi un rapport avec le texte contrairement à Isidore Isou mais plus éloigné que ne le fait Kiarostami.
Le montage fait ici la part belle au jeu métaphorique, à l’association d’idées, à l’homophonie, au jeu de contraires, à l’ironie, au dérèglement sémantique, à des correspondances formelles et chromatiques. Autant d'inventions et de joies qui contrecarrent la dépression du texte. La syntaxe du texte et le rythme du montage obéissent en effet à un souci de retranscrire le contraste entre la violence des sentiments qui assaillent l'auteur et la lenteur, l’immobilité de la vie de village. Ainsi, lors de la description des crises d’angoisse ou les poussées de colère et de désespoir liées à la répression policière ou à l’inanité politique, le rythme et la forme de la narration sont altérées, les phrases deviennent brèves, coupantes, nominales, se rapprochant du courant de conscience cher à Joyce ou du slam
La joie du film après la dépression qui l'a suscité
Le titre reprend aussi celui d’un des 400 films qu'il vit durant les six mois de son journal rétrospectif, un film est-allemand de Frank Vogel, intitulé Denk bloß nicht, ich heule (1965). Ce titre renvoie néanmoins, pour l'auteur, au Cri de Munch, à sa profonde noirceur, à son fond d’angoisse et de terreur et à la folie qu’entraîne le spectacle hallucinatoire d’une horreur omniprésente. Mais ce qui décide Franck Beauvais à agir, l'événement que raconte le film, c'est la conscience qu'à un moment, les films n'ont plus été une fenêtre ouverte sur le monde, un moyen de reconnaitre et d'échanger avec les autres, mais sont devenus le miroir de sa vie; événement dont il s'est rendu compte en regardant les films de Blake Edwards.
Pour exprimer ce salut venu du goût des autres, il fallait autre chose qu'un documentaire tourné sur soi. Il fallait le rythme des images; des images pauvres de plans de coupe, des plans qui ne se remarquent pas. Des segments visuels qui, dans le déroulement narratif du film d’origine, soit délaissent pour un temps le corps-acteur pour se poser sur un élément du décor, soit se rapprochent trop de lui pour qu’il reste discernable en tant que corps. Des plans qui, une fois isolés, ne trahissent plus leur provenance : si le visage d’un acteur disparaît et que la caméra filme la route, le fragment n’est souvent plus révélateur de son origine et ne permet plus d’identifier le film dont il provient avec certitude.
Plutôt que de prendre une caméra, l'auteur a ainsi restitué les impressions qu'il traversait à partir d’images extraites du flux de celles qu'il ingurgitait sans modération. Le found footage, (ou mashup, littéralement purée, dans sa version moderneet numérique), art du recyclage, du remploi d’images empruntées et tournées par d’autres auquel il s’était déjà essayé dans deux courts-métrages, s’est alors imposé comme mode d’expression.
Le processus de création
Au cours des six mois évoqués dans le film, Frank Beauvais a regardé plus de quatre cents films. Il a opéré une première sélection, supprimant les films expérimentaux dont le propos ou la texture étaient trop proches formellement de ce qu'il recherchait moi-même. Dans un deuxième temps, il a revu chacun de ces films en isolant les images qui lui parlaient, qui l'avaient frappé à la première vision, qui, prises hors de leur contexte initial, isolées des plans qui les précédaient et les suivaient, exerçaient une fascination qui le troublaient.
Il se dégage une poésie de ces brefs plans perdus qui, dans un nouvel ordonnancement peuvent revêtir une fonction métaphorique, se parer d’une dimension poétique, qui n’étaient pas la leur à l’origine. Dans le cas de ce projet, ils renvoyaient directement au sentiment de déshérence et de désolation de l'auteur
Ensuite durant trois ou quatre mois avec Thomas Marchand, le monteur, il a trié et indexé les images, les répartissant en des catégories thématiques très variées. Un chutier contenait, par exemple, tous les plans d’animaux, un autre, ceux de végétation, un autre des manifestations de violence ou encore un autre les symboles de l’autorité et du pouvoir. Les images ont été réparties dans une trentaine de rubriques avec constitution d'un répertoire de plus d’une dizaine de milliers de plans. Après l’élaboration de ce lexique, l'auteur s'est plongé dans la rédaction du texte. Il est reparti en Alsace, hésitant à recréer un journal qu'il n'avait pas tenu à l’époque. Il a opté pour la forme d’une chronique rétrospective, d’un déroulement chronologique relaté a posteriori.
Une fois le texte rédigé, six mois en salle de montage ont été nécessaires. La voix a été enregistrée, en plusieurs fois d'abord mais elle manquait alors de souffle puis en une seule fois pour finir.la voix enregistrée, elle a été, confrontée aux répertoires d'images en repérant les passages où quelque chose se produisaient entre image et son. Le film s'est ainsi construit comme un puzzle.
Jean-Luc Lacuve, le 6 octobre 2019
Source : interview de Franck Beauvais sur le site de Capricci