Toni Erdmann

2016

Compétition officielle Avec : Peter Simonischek (Winfried Conradi / Toni Erdmann), Sandra Hüller (Ines), Michael Wittenborn (Henneberg), Thomas Loibl (Gerald), Trystan Pütter (Tim), Hadewych Minis (Tatjana), Lucy Russell (Steph), Ingrid Bisu (Anca). 2h42.

Winfried Conradi vit seul avec son vieux chien et s'amuse à faire des blagues au postier du coin et s'inventant un frère sorti de prison, amateur de sexe et de colis piégés. Il ne fait pas davantage rire sa mère lorsque, déguisé en mort-vivant, il vient lui déposer son chien le temps d'accompagner le groupe scolaire dont il a la charge. Ancien professeur de musique, il a mis au point un spectacle chanté avec les élèves pour le départ en retraite d'un professeur : sa danse macabre n'est pas jugée du meilleur goût. Winfried rend ensuite visite à son ex-femme, remariée. Il a la surprise d'apprendre que sa fille, Inès, est venue de Bucarest où elle travaille, fêter son anniversaire. Comme d'habitude, elle est pendue au téléphone et si perturbée qu'elle n'a le temps de parler à personne avant son vol le lendemain. Winfried lui dit qu'il doit s'inventer une fille de substitution pour parler avec elle. Il promet de lui rendre visite bientôt à Bucarest. En rentrant, il s'endort dans le jardin. A son réveil, il constate que son vieux chien est mort.

Winfried débarque alors en Roumanie et se déguise avec un vieux dentier pour surprendre sa fille arrivant le matin dans un grand cabinet d'audit allemand basé à Bucarest. Voyant son père débarquer sans prévenir, elle ne cache pas son exaspération. Sa vie parfaitement organisée ne souffre pas le moindre désordre. Néanmoins elle l'accueille gentiment, le laisse au bon soin de son assistante, Anca, et lui propose de l'accompagner le soir dans une réception importante où elle devra faire de son mieux pour avoir un entretient avec Henneberg le plus gros client de son cabinet d'audit. La soirée très conventionnelle est ennuyeuse pour tous ces expatriés qui vivent dans leur bulle. En déclarant soudain que sa fille est trop occupée pour parler avec lui et qu'il a dû s'inventer une fille de substitution, il éveille l'intérêt de Henneberg. Celui-ci propose ainsi de terminer la soirée dans un lieu plus chaleureux que si Winfried les accompagne. Inès supplie alors son père d'accepter... ce qu'il finit par faire. La fin de soirée est néanmoins catastrophique pour Inès qui voit que l'annonce à mots couverts de son plan de licenciements suscite trop de réticences chez le patron allemand. Celui-ci se montre néanmoins courtois : il a besoin d'elle pour accompagner sa femme faire les boutiques le lendemain.

Winfried accompagne les deux femmes faire les boutiques puis regagne l'appartement d'Inès. Il lui remet son cadeau d'anniversaire, une râpe à fromage, gage d'authenticité. Il promet de partir le lendemain au grand soulagement d'Inès. Le lendemain, celle-ci pleure sur le départ de son père et cette rencontre ratée.

Inès dine avec ses amies dans un restaurant lorsque soudain, à sa stupéfaction, surgit Winfried affublé de son dentier protubérant et d'une perruque prune filasse, qui s'incruste dans leur conversation, présente sa carte de visite au nom de Toni Erdmann. Il se prétent le coach du célèbre Ion Tiriac, ancien star du tennis roumain, émigré en RFA et reconverti aux affaires depuis la chute du communisme.. Il regagne ensuite sa place en ayant suscité une grande curiosité de la part des amies d'Inès qui ne leur avoue pas qu'il s'agit de son père. Dans la piscine de l'hôtel, où elle se montre odieuse avec le personnel, Inès reconnait qu'elle ne cherche pas à savoir si elle est heureuse, ne connaissant pas même la signification de ce mot.

Le soir, elle l'accueille chez lui. Vont alors s'enchainer une série de catastrophes : menottes avec clés oubliées et un choc sur le pied qui lui coutera un ongle. Et Toni Erdmann ne cesse de perturber les rencontres de sa fille, avec son chef par un coussin péteur ou dans une autre réception où il pretend cette fois travailler à l'ambassade d'Allemagne. Le père accompagne sa fille sur un chantier où, bien malgré lui, il est responsable du licenciement d'un ouvrier qui ne portait pas de gants de sécurité. Au retour, Toni propose une dernière halte. C'est la maison des deux femmes rencontrées dans la soirée où il s'est prétendu ambassadeur d'Allemagne. Ils sont reçus dans une fête de famille très chaleureuse. Pour les remercier, Toni demande à Inès de chanter une chanson. Elle se fait prier mais le fait très bien même si elle n'en avait certainement pas eu l'expérience depuis longtemps. Effondrée par ce trop plein d'émotions, Inès fuit. Toni, refugié près du costume bulgare traditionnel, avoue son mensonge, transparent, quant à sa situation à l'ambassade et sa peine vis à vis de sa fille à ses hôtes.

Inès s'est empressée de rentrer chez elle pour préparer sa fête d'anniversaire. Tout a été impeccablement préparé par un traiteur. Perturbée, Inès hésite sur sa toilette et, maladroite, finit par se retrouver nue lorsque sa première invitée arrive. C'est la jeune Anca. Inès ne se démonte pas et affirme que, pour souder l'équipe, elle a pensé à une soirée déshabillée. Anca accepte de jouer le jeu. Gerald et Tim refusent d'abord avant de se raviser. Puis c'est Toni qui sonne ou plutôt Toni déguisé en costume traditionnel bulgare. Désemparée, Inès le laisse partir avant de courir après lui, pieds nus et de l'enlacer.

Quelques mois plus tard en Allemagne, c'est l'enterrement de la mère de Winfried. L'occasion pour le père et la fille de se retrouver. Inès a démissionné de son travail en Roumanie mais c'est pour trouver un poste dans un cabinet de conseils plus célèbre encore, McKinsey, et toujours à l'étranger, Singapour. Toni peut lui parler un instant à part et lui dit que l'on se contente trop souvent de ne faire que gérer sa vie. Alors, la vie défile sans que l'on s'en aperçoive. Comment graver les bons moments ? On ne les comprend seulement qu'après, ainsi quelques-uns qu'il a vécus avec elle, enfant. Mais sur le moment ce n'est pas possible d'éprouver l'émotion de l'instant. Inès, pour une fois émue et d'accord avec son père, le lui montre en prenant le dentier qu'il porte en permanence dans sa poche de chemise et un petite panier dont elle se coiffe. Toni est ému de la voir ainsi accoutrée de façon grotesque, comme il s'en amuse toujours lui-même. Il s'en va chercher son appareil photo. Inès attend, puis retire le dentier. L'instant est passé.

La sphère économique a enfermé Inès dans un mode de contrôle absolu d'elle-même. Il faudra les coups de boutoir grotesques et mal élevés du père pour enrayer le cycle infernal... Un temps seulement.

Sphère publique

Le film décrit avec une rage froide l'exploitation capitaliste de financiers allemands dans un pays en mutation, la Roumanie. Cette exploitation est douce et feutrée. Chacun cherche à se décharger de ses responsabilités pour s'enrichir sans remord. Ainsi, l'entreprise financière allemande confie-t-elle à un cabinet d'audit le soin de licencier, sans avoir à le faire elle-même, les ouvriers de l'entreprise roumaine qu'elle contrôle. Inès renonce à son plan initial lorsqu'elle voit que Henneberg bute sur le mot licenciements. Pour sauver la rémunération du cabinet, elle impose à son chef de se contenter dans un premier temps d'une proposition plus douce ménageant trois choix. Mais c'est pour mieux avoir le temps de vérifier les comptes de l'entreprise roumaine. Et c'est Inès qui négocie, difficilement, avec le patron local réticent à dévoiler ses comptes. La visite sur le chantier où un ouvrier sans gants va être viré sur-le-champ montre que les patrons roumains ne sont pas plus tendres ; seulement moins systématiquement efficaces.

Sphère privée

Cette guerre au couteau dans la sphère économique retentit dans la sphère privée. Dans ce milieu d'expatriés allemands qui vivent dans leur bulle ennuyeuse et superficielle, Toni Erdmann, excentrique, mal élevé mais toujours affable suscite l'intérêt, l'amusement et un doute assez excitant de savoir qui il est vraiment. Dans chacun des lieux, il vole la vedette à sa fille : auprès d'un gros client, parmi les ouvriers du pétrole, auprès de ses amies ou des rencontres de passage. Inès stressée, experte en contrôle et en décisions calibrées, va subir une série de chocs qui vont littéralement la mettre à nu. Pour cela elle devra subir le port de menottes dont son père a égaré la clé, un choc sur le pied qui lui coutera un ongle, une chanson rappel du bonheur simple d'autrefois dans une famille qui a le goût de l'authentique. Ce gout de l'authentique fut-il grotesque, Toni en trouve l'incarnation ultime dans le costume traditionnel bulgare, grand nounours affectueux et maladroit. Inès viendra s'y refugier, un temps seulement. Comme un temps seulement, elle retrouve son père en Allemagne. Mais c'est déjà ça puisque la morale du film est de savoir se saisir de l'instant.

Jean-Luc Lacuve, le 17/08/2016