A l'ouest des rails

2003

Genre : Documentaire
Thème : Ouvriers

(Tiexi qu). Rouille (2h04+1h56),Vestiges (2h56) et Rails (2h15).

Rouille. Décembre 1999. Dans un paysage enneigé, un train traverse la ville de Shenyang, dans le quartier de Tie Xi avant de s'enfoncer dans le complexe industriel du même nom où coexistent hauts-fourneaux et usines de transformation. Glorieux du temps de l'occupation japonaise dans les années 30 et jusqu'à la fin des années 80, le complexe industriel connaît des difficultés durant toutes les années 90 et est maintenant menacé de faillite.

Dans les salles de repos, ouvriers et techniciens fument se coiffent, se douchent, discutent et se disputent. De temps en temps l'un ou l'autre s'affaire dans les immenses salles de plaquage de tôles sur cuivre ou sur plomb.

Pour gagner davantage (50 yuans pour deux heures de travail) des ouvriers acceptent un harassant déchargement de sacs de matière première. En une semaine, ils pourraient gagner 350 yuans soit presque deux fois leur salaire mensuel de 200 yuans. Mais le travail est trop dur et trop incertain. Certains discutent de prime de licenciement.

Février 2000. Les hauts-fourneaux de plomb sont arrêtés. Les ouvriers prennent une dernière douche.

Dans l'usine de fils électriques voisine, la situation n'est guère meilleure. Les secrétaires discutent des difficultés, éconduisent une jeune femme venant réclamer le paiement d'une facture d'électricité. La comptable négocie le montant d'une facture puis règle en rechignant sa pension à un vieil ouvrier venu la réclamer.

Plus tard, la comptable et ses collègues se retrouvent dans un restaurant pour fêter le nouvel an chinois. Seul le capitalisme et l'actionnariat pourront peut-être leur permettre de continuer dit-elle. Et elle poursuit : les patrons sont déjà partis, ils ne supportaient plus d'être toujours harcelés par les débiteurs d'un coté et les ouvriers réclamant leur pension de l'autre. Ce monde là est fini et elle rapporte les paroles de son patron les faisant siennes "Nous avons fait ce que nous pouvions pour les ouvriers ; qu'ils cessent d'être des enfants et essaient de se débrouiller par eux-mêmes". Elle lève ainsi son verre à l'actionnariat naissant en Chine. Plus tard, lorsqu'une collègue chante au karaoké une vieille rengaine communiste, les paroles de nouveau départ, d'espoir et de réforme prennent un nouveau sens. Abandonnés par le parti auquel ils ont cru, peut-être veulent-ils croire encore à quelque chose fut-ce au capitalisme. Dans cette brume idéologique et alcoolisée, un collègue vient la rejoindre pour reprendre en chœur la fin de la chanson. Dans leur dos, les collègues écoutent distraitement.

(rouille II) Mars 2000, un incident dans les hauts fourneaux de cuivre, une coulée se répand dans l'usine. Elle sera ensuite nettoyée par des saisonniers.

Juin 2000. Dans les usines de placage sur plomb, les ouvriers subissent des piqûres pour éliminer les traces de ce métal dans leur sang. Ils doivent ensuite se rendre à l'hôpital éloigné de la ville pour regagner les sels minéraux enlevés par la même occasion. Y règne une atmosphère de vacances soudainement assombrie par la mort d'un ouvrier noyé dans la mare à poissons à proximité. Ce suicide vraisemblable est caché en mort accidentelle.

Octobre 2000. Les hauts- fourneaux de cuivres sont arrêtés, bientôt suivis de ceux de transformation de plomb.

Printemps 2001. Dans l'usine de fils électriques, fermée pour l'hiver car il était impossible de payer le chauffage, les ouvriers et secrétaires découvrent le sol gelé suite à l'explosion des tuyaux.

Les usines ferment les unes après les autres

Vestiges. Dans le quartier ouvrier de la rue Arc-en-ciel, construit en 1930 pour loger la main-d'œuvre venue en masse travailler dans les grandes usines du district de Tie Xi. En ce jour de décembre 1999, c'est la foire où s'organise une gigantesque loterie nationale. Sont à gagner, pour les heureux possesseurs d'un ticket "double A", camionnettes ou postes de télévision. Au micro, un employé du régime félicite le gagnant de l'une des camionnettes puis interviewe celui d'une immense télévision. Mal lui en prend, le gagnant est au chômage depuis dix ans et a emprunté les 50 yuans qui lui ont permit de jouer. Mais le propagandiste ne se laisse pas démonter et incite les habitants à ce démunir de leur économie pour investir dans la loterie nationale et faire ainsi une bonne œuvre pour le parti ce que ne leur permettrait pas l'achat d'alcool ou de cigarette.

Plus tard le champ de foire est déserté. Deux ou trois jeunes gens s'affairent à ramasser des billets usagés qui jonchent le sol dans l'espoir illusoire de trouver un billet gagnant.

Au nouvel an chinois de 2000, la neige a recouvert le champ, laissant quelques billets apparaître de loin en loin. Le quartier s'anime doucement sous la neige. Bobo, un gros garçon de 17 ans explique à ses copains dans la boutique qui leur sert de quartier général qu'il aimerait sortir avec une fille qui lui laissé quelques espoirs tout en étant déjà avec un amoureux. Il sort de la boutique, la rencontre par hasard et demande au cinéaste de la filmer. Celle-ci se dérobe. Le cinéaste les suit de loin. Alors qu'elle s'éloigne, Bobo lui promet des fleurs. Il retourne voir sa mère qui vit misérablement dans une baraque sans chauffage car le père n'a pas reçu sa paye de l'usine. Il l'abandonne pour ressortir sous la neige à la recherche d'une copine qui a reçu des fleurs pour la saint Valentin. Il n'a pas les moyens d'en payer et pense pouvoir lui en emprunter quelques-unes. Il demande finalement à cette même copine d'offrir ses propres fleurs de sa part. Celle-ci réussit à extorquer à la jeune fille dont Bobo est amoureux l'acceptation des fleurs.

Plus tard, les garçons dans la boutique parlent des lettres d'amour. Le jeune Wong Zhen accepte de faire lire la sienne. On se moque de ses fautes d'orthographe, comme tout le monde il n'a rien appris dans les collèges de la révolution culturelle ; on se moque gentiment de sa lettre limpide et sincère. Celui qui propose mieux n'a fait que plagier des textes. Plus tard, les garçons feront tomber la copine de Wong Zhen par terre, machisme ordinaire. Il la consolera.

Un drame collectif vient bientôt rompre le cours de ces amours adolescentes. Les vétustes maisonnettes doivent être démolies pour permettre à des investisseurs privés de bâtir une cité moderne. Certes la municipalité a promis de les reloger, mais en quittant la rue Arc-en-ciel ils tournent une page importante de leur vie.
Monsieur Wong, le père de Zhen, souhaiterait échanger les deux petits appartements que sa famille et sa mère occupent contre un unique grand relogement.

Il ne s'en va pas avec ceux qui déménagent mais reste avec ceux qui s'accrochent aux vestiges de l'ancien monde encerclé par les immeubles tout proches. Dans un plan singulier, Wang Bing s'en va seul, ahanant dans le froid, courant, pressé, puis saisissant dans l'objectif deux passants fantomatiques qu'il regarde s'éloigner.

L'eau et l'électricité sont coupés. Les derniers habitants récupèrent bois ou charbon, puis s'en vont lorsqu'ils ont réussi à négocier un peu mieux les mètres carrés de leurs nouveaux appartements. Dans la neige, des enfants font cuire des pommes de terres sur un feu improvisé. Bobo, revenu par là, est appelé au téléphone dans la boutique qui va bientôt fermée.


Rails. Un train s'avance dans la nuit. Trois cheminots, vaguement occupés à conduire leur machine, discutent. On les retrouve plus tard dans leur baraque de repos. Entre hommes, ils discutent de femmes.

L'un d'eux raconte cette histoire de deux couples qui pratiquaient l'échangisme. L'histoire se termina mal pour l'homme d'un des deux couples dont la femme s'aperçut qu'il ne valait rien au lit. Elle le quitta. Par contre la femme dont le mari était un tigre s'accrocha au sien. les disputes dégénérant, les deux couples demandèrent au parti de trouver une solution. Celui-ci, ayant statué, ne put que les renvoyer à leur responsabilité personnelle. Un autre cheminot raconte l'histoire de deux couples voisins dont les femmes se querellaient sans cesse et où les hommes servaient d'arbitre. Ils s'aperçurent finalement que chacun désirait la femme ou l'homme de l'autre et se décidèrent finalement à échanger leur conjoint. Au bout de quelque temps cependant, l'une des femmes regretta son choix et désira revenir avec son mari. Trop tard pour elle, son ancien mari se trouvant très bien avec sa nouvelle femme.

A nouveau dans leur machine, les cheminots ont recueilli le vieux Du. Celui-ci fait du trafic de charbon, volant adroitement dans les stocks de la compagnie tout en se rendant utile ici ou là. Il est ainsi accepté par tous. Monsieur Du (qui n'est pas de la même famille), le contremaître, lui a même procuré une cabane près de la voie ferrée.

Le vieux Du raconte à son fils autant qu'à la caméra qu'il a eu une vie difficile et qu'il a élevé de son mieux ses deux fils dont l'aîné est aujourd'hui serveur dans un restaurant. On apprendra un peu plus tard dans la salle de repos des cheminots qu'il avait épousé une femme beaucoup plus jeune que lui qui est partie.

Un soir, les deux fis Du sont réunis pour partager un dîner. Soudain, monsieur Du, le propriétaire de la baraque, les informe que leur père vient d'être arrêté pour vol de charbon et que la compagnie demande leur départ de cette cabane. Il proposera toutefois au jeune fils de rester dans cette maison jusqu'au retour du vieux Du de son emprisonnement.

Quelques jours après, le fils se plaint de l'absence de son père depuis bientôt une semaine. Il dit à quel point il lui manque et sort d'un vieux plastique une série de photos, en couleur, prises à la campagne, qui montre les jours heureux : la mère encore là, le père dans un habit d'apparat. Une larme coule de ses yeux et puis bientôt tant et tant que la caméra préfère cadrer la pendule qui sonne onze heures. Le fils déclare qu'il ira chercher son père s'il n'est pas revenu d'ici la fin de la semaine.

Ce jour là, le fils du se rend effectivement à la ville accompagné de sa tante qui se plaint du froid. Arrivé devant le poste de police, il téléphone chez lui pour apprendre que son père est déjà rentré.

Pour fêter l'événement, le fils, la tante et le père se sont retrouvés au restaurant. Le fils et le père se déclarent leur amour respectif. Mais le fils, pris de boisson, se montre excessif, pleure et se met à genoux. A son père, qui essaie vainement de le ramener à la raison, le fils répond par des coups. Finalement le père ramène son fils sur le dos. A la maison, il parle à son fils endormi, le réconforte puis s'adresse à la caméra pour dire sa longue vie douloureuse mais son espoir de toujours faire face.

C'est maintenant le printemps, le train avance parmi la végétation abondante que l'on laisse recouvrir en partie la voie. A l'un des passages-à-niveaux, les gardes-barrière prennent connaissance des horaires des trains qu'ils attendent et se douchent, exhibant leur nudité sans faire plus de manière que les ouvriers de l'usine.

Un passant vient réclamer sur un ton agressif le cadre de bicyclette que sa grand-mère avait laissé près des voies. On finit par lui rendre en lui reprochant le ton employé. La colère monte des deux cotés avant que le passant comprenne que tout se termine bien et accepte de s'excuser non sans que les cheminots aient tenté de lui extorquer une cigarette.

L'hiver 2001 est plus triste. Le train traverse d'autres usines (de caoutchouc ou de verre) qui, si elles n'ont pas fermé sont en sursis. La situation s'éclaire de nouveau par la visite du vieux Du. Il est maintenant employé par la compagnie d'aviation pour la surveillance et la préparation de repas.

Pour fêter cette nouvelle situation, le vieux Du les invite pour le nouvel an chinois. C'est la fête et l'on moque un peu de l'hôte dont on a entendu dire qu'il avait séduit une nouvelle jeune femme. Devant leur incrédulité amusée, le vieux Du appelle sa nouvelle amie avec son téléphone portable et, coup de théâtre, elle arrive bientôt. Elle prépare la cuisine avec les autres tandis que le fils est admiratif devant la capacité de séduction de son père et semble accepter quelle puisse devenir sa belle-mère comme l'a laissé entendre le vieux Du.

A l'ouest des rails ne se clôt pourtant pas par le bel optimisme qu'il laisse entrevoir. Après la fête familiale et amicale, Wang filme au loin deux personnages qui s'approchent, le spectateur anticipe qu'il pourrait s'agir de Du et de sa nouvelle compagne dont l'arrivée avait été le point d'orgue de la précédente séquence. Il ne s'agit pourtant que de Du et de son fils. Ils entrent chez eux. Plus tard dans la nuit, le père et les deux fils sont réunis avec un ami de passage qui demande à regarder la télévision. Le vieux Du accepte en demandant que le volume soit baissé. Une musique triste envahit la pièce. Puis, cut, un dernier plan, un train s'avance dans la nuit des usines désaffectées.

Film monstrueux pour situation monstrueuse

Wong Bing désirait un film en trois parties. Rouille montre les ouvriers confrontés au désastre industriel de l'intérieur de l'usine ; Vestiges montre les conséquences de ce séisme industriel sur les jeunes et les vieux, les inactifs qui résident autour de l'usine, Rails enfin observe les conséquences d'un point de vue plus éloigné encore, celui de ceux qui gravitent autour des cheminots chargés d'emmener la matière première à l'usine.

Le distributeur courageux qui a accepté le film a pourtant découpé la première partie en deux et surtout annoncé qu'il était possible de voir ces parties dans n'importe quel ordre sous le prétexte que Rouille, Vestiges et Rails couvrent la même période temporelle allant de décembre 1999 à avril 2001.

A l'ouest des rails mérite bien mieux que ce saucissonnage pour programme télévisuel. Il est, en premier lieu, un document exceptionnel sur la génération d'ouvriers sacrifiés par le régime communiste pour passer de l'ère bureaucratique-militariste à celle du capitalisme. Mais il est aussi une œuvre d'art par sa capacité à susciter l'émotion par l'obstination de Wong Bing à rester jusqu'au dernier moment avec ceux, hommes, femmes, enfants mais aussi machines et pierres que tous abandonnent. Il est enfin, comme Patrick Leboutte l'annonce aux spectateurs qui vont se plonger dans neuf heures de projection, un voyage dont ils sortiront un peu différent. Cette différence réside peut être dans l'articulation que le spectateur est emmené à faire entre choses vues, émotion ressentie et engagement politique auquel il est emmené à réfléchir durant son voyage.

La durée un peu monstrueuse n'est pas seulement à la mesure de la monstruosité du sort de ces hommes et ces, femmes ballottées par l'histoire. Si comme ont pu l'affirmer Alain Bergala et Patrick Leboutte, il y a un avant et un après A l'ouest des rails, c'est par le traitement apparemment modeste mais finalement très élaboré de Wang Bing.

Rouille et Vestiges sont presque des films fantastiques, décrivant l'écroulement d'un monde où Wang Bing, à l'écoute des drames collectifs, des faillites et des déménagements n'intervient que rarement pour signifier son point de vue, fondé toutefois sur le refus du hors champs. Rails plus éloigné du séisme est beaucoup plus scénarisé.

 

Du documentaire fantastique au récit psychologique

Rouille, dans ses deux premières heures, est certainement la partie la plus difficile à appréhender. Après l'arrivée en train au cœur de l'usine, on ne quittera plus guère, excepté pour une séquence de karaoké, les salles de repos et les nefs des usines.

Wang écoute, choisi les séquences, mais s'en tient à une stricte captation un peu répétitive de ces ouvriers laissés à leur angoisse face à la faillite qui s'annonce et au peu de travail qu'il leur reste à faire. Salles de repos et nefs d'usines se succèdent sans que Wang ne cherche à rappeler l'une ou l'autre des équipes déjà vues.

En fin de première partie toutefois quelques plans surprennent. Wang est avec la dernière équipe qui quitte l'usine mise en faillite. Il suit en courant presque un ouvrier qui part se doucher. Celui-ci semble tout à fait accepter d'être filmé, nu, dans une sorte de grande piscine transformée en salle de bain pour les ouvriers. La caméra, s'adaptant au peu de luminosité de l'endroit, semble réunir dans la même lumière verte granuleuse corps, eau et matériaux de l'usine comme un grand corps malade mais encore au combien vivant. On n'est pas loin là du Stalker de Tarkovski et de son lyrisme panthéiste. Après cette séquence, Wang part seul, sans le prétexte de suivre un ouvrier, filmer, caméra chevillée au corps dans une série de travellings avant, la première usine fermée, désertée. Il laisse entendre ses pas. Survient ensuite le plan de la piscine-bain maintenant désertée puis, étonnement, ce même plan de nouveau habité de la présence de deux ouvriers se baignant à nouveau comme si l'usine n'était pas fermée. Au-delà du temps de la chronologie, le projet de Wang se fait jour : filmer l'être de ces hommes et femmes lorsqu'il fait indissociablement partie du temps de l'usine.

La seconde partie de Rouille s'attache aux fermetures successives des usines et au traitement médical des ouvriers dans l'hôpital. Les plans où Wang part seul filmer les usines désertées sont plus nombreux, à la mesure des fermetures des usines qui s'enchaînent entre l'automne 2000 et le printemps 2001. Lors de l'intervention de la police pour emporter le corps de l'ouvrier mort, Wang est sollicité pour filmer les forces de l'ordre. Il ne le fera pas, ou coupera la séquence au montage ayant probablement décider que ce corps étranger n'avait rien à voir avec cette communauté d'ouvriers.

Car c'est le refus du hors-champs comme une solution illusoire qui fait toute l'émotion du film. L'espoir, Wang ne le cherche pas à l'extérieur par la lutte contre les patrons ou la police, pour les uns déjà partis pour les autres, simples courroies de transmission des premiers. Il s'agirait là d'un autre film.

A la fois plus modeste, plus réaliste peut-être mais surtout plus émouvant, Wang reste toujours avec ceux qu'il filme. Emblématique de cette position, le déménagement des ouvriers vers leurs maisons modernes dans Vestiges. N'importe quel cinéaste, n'importe quel spectateur aurait eu envie de connaître ces maisons promises par le régime et acquises de haute lutte par les ouvriers. Ainsi, lorsque les camions chargés de ballots s'en vont de la rue Arc-en-ciel, on s'attend à partir avec eux. Et bien non, Wang reste, pour tout le dernier tiers du film, avec ceux qui s'accrochent à leur bâtisse, filmant leur résistance, en plein hiver après l'eau et l'électricité coupées. Le plan le plus émouvant sera alors le travelling avant de Wang, partant seul, ahanant de froid, filmant les vestiges ce qui fut de quartier ouvrier et saisissant deux passants pressés qui ressemblent maintenants à des fantômes.

A l'ouest des rails pourrait alors être un documentaire fantastique là encore proche de Tarkovski. Ce sentiment d'un film crépusculaire s'accentue avec l'épisode Rails qui débute comme le premier par un long travelling filmé depuis l'avant du train. Mais à la différence du premier, le tournage a lieu de nuit. Wang nous promettrait-il cette fois une vision encore plus sombre et fantomatique de ce qu'il avait filmé jusqu'ici avec un certain recul ? Finalement non ; cette optique d'un film théorique, qui tiendrait de bout en bout un même projet, accumulant les malheurs collectifs s'abattant sur les ouvriers s'efface avec le retour des scènes de jour au bout d'une demi-heure.


L'espoir n'est pas hors champ

Si principe, il y a c'est toujours celui du hors champ. Rails s'éloignant encore un peu plus de l'objet central du film, la fermeture des usines que l'on ne verra que de l'extérieur. Cette fois-ci les personnages centraux sont le vieux Du et son fils et le film est nettement plus scénarisé, joué, psychologique, que les deux premiers.

En s'éloignant du séisme industriel, c'est en comptant sur eux-mêmes que les habitants avaient su résister aux promoteurs dans Vestiges et c'est par sa propre force que le vieux Du, malmené, arrivera à s'en sortir touchant finalement 500 yuans par mois auxquels s'ajoutent les 300 de son fils, c'est-à-dire un salaire double que celui des ouvriers.

Mais si Du a réussit à séduire une nouvelle femme nettement plus jeune que lui, elle ne deviendra sans doute pas la belle-mère de son fils. C'est probablement ce qu'expliquent les derniers plans en lumière crépusculaire, imprégnés de musique triste. Cette condition de ces hommes et ces femmes devient, au même titre que les histoires de couples racontées au début de Rails, emblématique de la condition humaine. Ballottés par l'histoire, c'est par leurs propres forces qu'hommes et femmes s'en tirent, rejetant dans le hors-champs les solutions improbables des politiques. Mais ces forces là, dont Wang Bing a dressé la typologie précise et impressionnante, sont pourtant insuffisantes pour que le train ne s'enfonce pas dans autre chose que la nuit.

Les forces sont là mais on peut espérer un monde meilleur. Le cinéma est une force pour l'engagement politique. Certes il ne sauvera pas le monde. Tout au plus la caméra de Wang Bing offre à aux hommes et femmes qu'il filme la possibilité de se raconter en héros. Mais le cinéma de Wang Bing a, pour chacun, exhalté les forces vitales que le régime communiste a gâchées. Seul l'engagement politique permettra que le capitalisme n'en fasse pas autant.

 

Jean-Luc Lacuve le 23/01/2006

Un yuan vaut approximativement 0.10 euro.

Shenyang, capitale de la province du Liaoning, est l'une des plus grandes villes industrielles de Chine. Elle compte 6 millions d'habitants.

En 1621, Shenyang fut prise par les troupes de Nurhachi, et, quatre ans plus tard, elle devint la capitale du royaume mandchou, avant que celui-ci ne s'établisse à Pékin en 1644.

Le palais impérial de Shenyang qui fut la résidence de Nurhachi est le principal monument historique du Liaoning, mais aussi le plus vaste et le mieux conservé des palais impériaux de la dynastie Qing après celui de Pékin. Il regroupe 300 bâtiments sur 6,5 ha et sa construction dura 150 ans.