La grande parade

1925

Genre : Mélodrame

Avec : John Gilbert (James Apperson), Renée Adorée (Mélisande), Robert Bosworth (Mr. Apperson), Karl Dane (Slim).

Printemps 1917. Jim Apperson, fils d'un riche industriel américain, mène une vie oisive que désapprouve sa famille. Gagné par l'ivresse collective qui suit l'entrée en guerre des USA dans le conflit mondial, Jim s'inscrit comme volontaire. Dans le camp d'entraînement, il devient l'ami de l'ouvrier Slim et du barman Bull O'Hara.

Le régiment prend position au hameau français de Champillon, à proximité du front. Au cours de la burlesque installation d'une douche, Jim fait la connaissance de Mélisande, une jeune paysanne patriote. L'amour est plus fort que la barrière des langues. Après quelques épisodes comiques, dont une scène d'ivresse dans une cave bien garnie, les soldats quittent Champillon pour monter au front. La séparation de Jim et Mélisande est particulièrement douloureuse. Le nettoyage d'un petit bois sert de baptême du feu. Peu après, les trois copains participent à une apocalyptique attaque de tranchée. Slim est tué. Jim, en voulant lui porter secours, est gravement blessé. Hospitalisé à quelques kilomètres de Champillon, Jim s'échappe de l'hôpital pour retrouver sa bien-aimée. Sur place il ne trouve qu'un amas de ruines désertées.

À son retour en Amérique, Jim est considéré comme un héros. Il a été amputé d'une jambe. Sur les conseils de sa mère, il quitte son ancienne fiancée Justyn et rejoint en France celle qui ne l'a pas oublié.

Tout séparait Jim de Mélisande : Océan, niveau social, fiancée, langue et culture, voire caractère enclin à la passivité. Laquelle cependant, par un étrange paradoxe, l'entraîne un beau jour à se laisser griser par les cadences d'une fanfare patriotique qui va le conduire droit au front européen… via le village de la jeune paysanne…

Véritable descente aux enfers marquée par le passage du burlesque au drame. Un fils de famille industrielle de la puissante nation américaine - explicitement présentée comme telle au début - se trouve jeté simple soldat au plus fort de la Grande Boucherie. C'est un autre homme qui revient, y ayant laissé avec une jambe, son ancienne dépouille d'enfant gâté. Il n'a de cesse, cependant, de courir rejoindre sa Française sur le vieux continent, pour la vie.

Pour intéressantes par eux-mêmes que soient l'intrigue et le réalisme sans complaisance de la Grande Guerre, ils ne seraient rien sans l'exceptionnelle force poétique qui les transfigure. La Grande parade se déroule sur un mode dialectique. Ce sont les contradictions puis leur dépassement qui font progresser l'action.

Ainsi le regard porté sur la famille Apperson est empreint d'une certaine ironie à la limite de l'antipatriotisme, et la figure du père recouvre d'autant mieux une caricature en règle du mâle de l'époque Wilsonienne (de Thomas Woodrow Wilson, le président des USA responsable de l'effort de guerre), qu'elle s'oppose à la féminité initiale du fils, qui n'est pas sans rappeler celle d'un Harry Langdon. Mais le héros ne tire-t-il pas aussi ses ressources positives de cette même famille qui le chérit jusqu'à encourager cet amour au fond contraire à tous ses intérêts ? De même, la mort de Slim n'est-elle pas essentiellement pathétique d'être en complète contradiction avec la prédestination burlesque du personnage. En tout, la légèreté de ton du début n'est que pour mieux basculer (après plus d'une heure de pellicule !) dans le tragique absolu.

De plus, ces valeurs ou contre-valeurs de personnages ne procèdent pas de rôles stéréotypés, mais d'un magnifique travail (éclairage, maquillage, angles de vues, grosseur de plan) de microphysionomie filmique (qui ne passe pas nécessairement par le gros plan) : le physique de James Apperson évolue au cours de l'histoire. D'abord lunaire et goguenard, il se personnalise à la fin en devenant grave. Les choses commencent doucement à se gâter avec la crise de conscience du héros face à la lettre de sa fiancée américaine.

La même dialectique donnera tout son prix à la façon dont se résout le dilemme. Le départ pour le front donne lieu à une longue séquence où Jim et Mélisande perdus dans le grand chambardement collectif ne semblent pas devoir se trouver, au propre comme au figuré. Et soudain on les voit s'étreindre dans une scène bouleversante. Jim promet qu'il reviendra. Tout est clair maintenant, au moment où il est sur le point de subir sa plus grande épreuve, comme s'il fallait atteindre le fond de l'abîme pour que le destin s'accomplisse. Alors que le corps de Jim est encore en porte-à-faux sur le rebord de la benne du camion déjà en marche, Mélisande s'accroche d'abord passionnément à la jambe en sursis (la gauche), puis à la chaîne suspendue à la ridelle arrière jusqu'à ce que, sous l'effet de la vitesse, elle perde prise et tombe brutalement. Jim lui envoie sa montre sa chaînette et une godasse, celle du pied droit. Le montage alternant plans larges et rapprochés insiste longuement en dilatant le temps (par contraste aussi avec le contrepoint du défilé précipité des troupes sur les mêmes plans).

Le conflit dialectique du bonheur et du malheur se concrétisant dans un humour noir rétrospectif, est dépassé par les figures fortes de l'engagement amoureux (chaîne, etc.) qu'exalte le lyrisme d'un rythme contemplatif. L'espoir s'installe à notre insu au moyen de ce brodequin droit que Mélisande serre tendrement sur son cœur comme si - atroce renversement du mythe de Cendrillon - elle pressentait qu'il chausserait l'unijambiste.

Alors le sentiment d'un déroulement inexorable s'installe avec ces plans généraux de colonnes mobiles cheminant vers le fond de l'horizon. Puis lorsque dans la forêt, au rythme des timbales funèbres de l'orchestre d'accompagnement, les lignes de la troupe s'avançant lentement de face par vagues cadrées en travelling arrière, s'éclaircissent sous l'effet des balles ennemies. Le temps se dilate encore par la multiplication des changements de grosseur et d'angle de vues, cette fois avec un effet d'angoisse. La sombre et haute futaie se mue successivement en bosquets, moignons d'arbre clairsemés, puis terre nue du stérile découvert criblé de cratères d'obus, où vont périr les deux copains de Jim.

C'est pourtant ce crescendo dans la désolation qui prépare à la lumière de la scène finale. En plan très large, au sommet d'une colline aussi nue que le champ de bataille, une minuscule silhouette à contre-jour s'avance en oscillant bizarrement comme un pantin de bois. C'est le contrechamp de ce que capte l'œil plein de larmes d'une petite paysanne arc-boutée à sa charrue. Elle porte la main à son cœur, puis s'élance en direction de la colline, franchit un grand fossé caillouteux. Entre-temps, Jim se rapproche par plans alternés. Il parvient au pied arboré de la colline, et c'est dans une nature verdoyante et ombragée que Jim et Mélisande sont enfin réunis.

Par conséquent le montage en imposant une logique affective, non soumise à la causalité et à la chronologie, remplit une fonction artistique essentielle. Par lui, une fois de plus, la linéarité est mise à mal. Car la transition symbolique entre l'Enfer et le Paradis, et non la succession des jours, tient lieu de principe d'enchaînement. Pour le coup se confirme que l'émotion du spectateur ne tient pas au pathétique de la scène en soi comme dans le "théâtre photographié", mais à ces réglages associatifs ou analogiques, sous-jacents, modelant le film tout au long. On ne pleure pas vraiment, on jouit.

Daniel Weyl, 17/07/2000.