Baisers volés

1968

Avec : Jean-Pierre Léaud (Antoine Doinel), Claude Jade (Christine Darbon), Delphine Seyrig (Fabienne Tabard), Michael Lonsdale (Monsieur Tabard) Daniel Ceccaldi (Monsieur Darbon), Harry Max (Monsieur Henry), André Falcon (Monsieur Blady), Marie-France Pisier (Colette Tazzy), Serge Rousseau (l'inconnu). 1h30.

Son service militaire achevé, Antoine Doinel intègre sa petite mansarde à Montmartre et s'empresse d'aller revoir Christine Darbon, dont il est éperdument amoureux et qu'il surnomme Peggy sage : Peggy pour son coté anglo-saxon, sage parce qu'elle était très sage. Naturellement, il cherche du travail.

Le père de Christine lui trouve un emploi de veilleur de nuit dans un hôtel mais, à l'aube de sa première nuit de travail, il se fait renvoyer pour n'avoir su empêcher un détective privé de faire un constat d'adultère. Monsieur Blady, le détective privé, lui propose de travailler dans son agence.

Un jour, un riche marchand de chaussures, Monsieur Tabard, demande à l'agence de faire une enquête afin de savoir pourquoi sa femme et ses employés le détestent. Antoine se voit confier cette délicate mission. Il s'éprend de Fabienne Tabard, qui accepte de se donner à lui à condition qu'il ne cherche jamais à la revoir.

Antoine devient alors réparateur de postes de télévision. À la suite d'une brouille, Christine casse délibérément son poste... Ils passeront enfin leur première nuit ensemble. Le matin, en beurrant leurs biscottes, ils s'échangent des petits mots écrits avec un crayon à papier. C'est une demande en mariage acceptée comme l'indique le tire-bouchon doré passé au doigt de Christine par Antoine en guise d'anneau. Alors qu'ils se promènent, ils sont abordés par un inconnu qui fait une déclaration d'amour fracassante à Christine. "-Il est complètement fou, ce type-là !" déclare Christine "- Oui, oui. Sûrement…" réplique, songeur, Antoine.

Roman d'apprentissage, Baisers volés est aussi le récit d'un échec oedipien. Dans un premier temps, la loi du désir balaie avec ironie et mordant la loi des pères. Mais, la voie du couple dans laquelle s'engage Doinel est une imposture. Œdipe devra souffrir.

Le générique de se déroule sur l'image des portes de la Cinémathèque, fermées par des grilles qui en interdisent l'accès. Ce plan signale d'abord les circonstances de tournage du film. Truffaut se trouvait à l'époque, c'est à dire trois mois avant Mai 68, entièrement absorbé par la défense d'Henri Langlois qui venait d'être renvoyé de la Cinémathèque. Il tourna le film en menant "une double vie de cinéaste et de militant". Improvisées à la dernière minute, réalisées dans un climat de jeu et d'insouciance, les séquences de Baisers volés furent tournées comme une suite de sketches. L'extrême découpage du film (près de 700 plans) fut dicté par les circonstances. Si la merveilleuse scène où Monsieur Tabard expose ses problèmes au directeur de l'agence de détective et celle du monologue de madame Tabard dans la chambre d'Antoine sont très morcelées, c'est simplement que les acteurs, qui avaient reçu leur texte une seconde avant de tourner, ne savaient pas leur rôle.

Le film s'organise selon une ligne directrice souple que Truffaut définit en ces termes :

En vérité, dans Baisers volés, chaque spectateur amenait son sujet, pour les une c'était l'Education sentimentale, pour les autres l'initiation, d'autres encore pensaient à des aventures picaresques. Chacun apportait ce qu'il voulait, mais il est vrai que c'était dedans. On avait bourré le film de toutes sortes de choses liées au thème que Balzac appelle "Un début dans la vie"

Baisers volés suit en effet le schéma classique du récit d'apprentissage : un jeune homme, sortant de l'armée pour entrer dans la vie, passe par diverses phases initiatiques et s'intègre, à la fin du film, à l'ordre social par le mariage. C'est d'ailleurs le seul film de Truffaut qui se termine par la formation d'un couple selon le modèle traditionnel du cinéma américain. Il y a pourtant une série d'os dans la version truffaldienne de ce scénario. Pour commencer le jeune homme ne sort pas de l'armée mais il en est chassé et, pour finir, alors qu'il vient tout juste de proposer le mariage à la jeune fille, un fou surgit pour le traiter d'imposteur. Entre temps intervient une série d'épisodes qui méritent un examen attentif car, si Truffaut reprend des schémas classiques de la fiction, il les agrémente du piment de la subversion.

Dans une scène située vers le début du film, Antoine convoqué par monsieur Blaldy se dirige vers son bureau. Le vieux détective, monsieur Henri, lui déclare comme il passe à coté de lui "Moi, je te dirai une chose. Ce que mon père m'a dit quand il m'a laissé monter à Paris : sois déférent avec tes chefs". Le moins que l'on puisse dire est que le jeune homme ne suit guère ce sage conseil. Une rapide étude de la structure du film le prouvera.

Le récit, en apparence décousu, se conforme en fait à un modèle rigoureux. Il est composé d'une série de confrontations s'accompagnant chaque fois de ce que l'on pourrait appeler une illustration féminine. Prenons ainsi le premier chef. Il s'agit de l'adjudant qui libère Antoine de ses obligations militaires. On le surprend d'abord en train de donner un cours à de jeunes recrues auxquelles il explique en termes imagés le maniement des mines "le déminage, c'est comme les gonzesses. Faut y aller doucement. Une fille, vous lui mettez pas directement la main au cul. Non, vous tournez autour. Et bien les mines antichars, c'est pareil. Faut tourner autour." À cette séquence succède l'épisode des deux putains qui évoquent une sexualité expéditive en correspondance avec les propos délicats de l'adjudant.

Devenu veilleur de nuit à l'hôtel Alsinor, Antoine rencontrera monsieur Henri, qui jouera tout au long du film le rôle de mentor bienveillant auprès de lui. Le vieil homme, plein d'expérience, trompera d'abord le jeune homme pour obtenir un constat d'adultère ; Antoine le laissera entrer dans une chambre où se trouve un couple illicite. Le mari trompé, qui accompagne le détective, déchirera la lingerie de sa femme (on retrouvera ce détail dans La Sirène du Mississippi) avant de briser un vase. Poursuivant l'initiation sexuelle d'Antoine, le second représentant masculin lui présente une scène primitive un peu perverse puisqu'elle se joue à trois. Il proposera aussi un nouveau travail au jeune homme qui rentrera grâce à lui à l'agence Blady. C'est là que se présentera Tabard qui deviendra le patron d'Antoine durant son enquête au magasin.

On arrive au cœur du récit. Antoine vient de coucher avec Fabienne et se décide à dire à Blady que le mystérieux amant, c'est lui. Il reste seul dans son bureau pour l'aveu. Par le jeu des portes entrouvertes, trois scènes prennent alors place simultanément sur l'écran. Une des femmes détectives de l'agence repousse les avances d'un autre détective qu'elle ne veut pas épouser. Le vieux mentor conduit une enquête au téléphone. Antoine et Blady discutent et on entend soudain la voix excédée du patron " Qu'est-ce que je vais dire à monsieur Tabard ? Qu'il a payé 10 000 balles pour être cocu !". Au même instant, on perçoit un bruit sourd, monsieur Henri vient de s'écrouler victime d'une crise cardiaque. Il est mort. Dans cette scène éblouissante, Antoine, Œdipe en herbe, a avoué avoir couché avec sa mère et tué son père. Il en a même tué symboliquement trois puisqu'il ridiculise du même coup Blady et Tabard. Non, Antoine n'est pas déférent avec ses chefs. Il ne cesse de les berner et de s'approprier leur femme. La mort a aussi fait irruption directement dans le récit. La scène suivante sera celle des funérailles de monsieur Henri. Antoine ira ensuite avec une prostituée et manifestera une assurance qui contraste avec son assurance maladroite du début. Une initiation a bien eu lieu.

On retrouve d'ailleurs aussitôt Antoine confronté à une nouvelle représentation paternelle. Il vient d'emboutir dans la rue la voiture du père de Christine. Ce dernier arrange tout. Antoine pour le remercier couchera avec sa fille. Antoine est en effet devenu dépanneur TV et Christine, profitant de l'absence de ses parents, l'appellera sous un prétexte fallacieux pour réparer une télévision qu'elle a détraquée elle-même. Le récit passera de la vision d'un Antoine qui commence à s'escrimer sur l'appareil à celle d'un appartement vide. La caméra suit les pièces éparses de la télévision sur le sol pour nous mener dans la chambre parentale où Antoine et Christine dorment ensemble.

Baiser volés reprend sous une forme atomisée et parodique le schéma classique du mythe œdipien. Comme dans celui-ci la transgression semble d'abord s'accomplir dans l'allégresse. Fabienne Tabard propose à Antoine l'inceste comme un contrat, "un vrai contrat, équitable pour tous les deux" et disparaît de ce fait comme par enchantement, du récit, une fois l'acte accompli. Qui est Fabienne Tabard ? Fabienne Tabard est immédiatement associée à une parole envoûtante. Elle s'exprime avec un naturel éclatant devant un Antoine qui demeurera toujours, en sa présence, émerveillé et muet. L'ayant entendu parler anglais au téléphone, il voudra aussitôt apprendre cette langue "maternelle" inconnue. Sa féminité ne fait aucun doute, mais le message qu'elle transmet à Antoine reste de l'ordre du discours. Elle a beau affirmer au jeune homme lorsqu'elle lui rend visite qu'elle n'est pas une apparition, mais une femme, elle tient dans le film, le rôle d'une déesse descendue pour un instant de l'écran. Elle lui confirme d'abord son identité "vos empreintes digitales, lui déclare-t-elle sont uniques au monde. Vous saviez cela ? Vous êtes unique". Transmission d'un message humaniste pour laquelle Fabienne invoque son père, juste avant sa mort ce dernier aurait dit "les gens sont formidables". Par ce beau discours, Fabienne tente de faire d'Antoine un homme, de le convaincre de sa valeur et de lui donner confiance en lui et dans les autres pour affronter la vie. Fabienne parle mais on ne voit pas l'acte sexuel, on la regarde, on l'écoute, mais elle monologue et on ne communique pas avec elle. La touche-t-on vraiment ?

Baisers volés semble réaliser alors le fantasme d'un passage œdipien vécu comme fusion avec une image féminine de rêve dont la voix est le seul indice de présence physique. Mais Œdipe ne s'en tirera pas à si bon compte.

Car si Antoine n'écoute pas ses chefs, il écoute la voix du désir et celle-ci s'accommode mal de l'imposture du couple marié.

L'interdit que faisait peser sur le cinéma le plan du générique se déplace sur le héros : la caméra va en effet le cueillir, après un panoramique sur Paris, derrière les grilles d'une sombre prison. Mais c'est pour mieux l'en sortir aussitôt. Truffaut cinéaste défie les interdits et son film va s'envoler, comme Antoine, à la recherche du temps perdu. Ce mouvement nostalgique épouse celui du désir le plus explicitement sexuel. Lorsqu'il sort de prison, les autres détenus demandent à Antoine d'aller "baiser" pour eux à cinq heures pile. On le voit traverser à toute allure la place Clichy pour s'acquitter de sa mission. Du bordel, Antoine filera chez Christine, le mouvement est lancé, il ne s'arrêtera pas avant la fin du film, le grand lieu du désir étant bien sur l'agence de détective de monsieur Blady où Antoine rencontrera Fabienne Tabard. Alors initié, il pourra susciter le désir de Christine. Mais, au matin, Antoine abandonne le pur mouvement du désir pour une pratique plus socialisée de l'amour. On voit d'abord Antoine et Christine prendre le petit déjeuner après la nuit qu'ils ont passé ensemble. Dans cette scène apparaît l'écriture, malgré la proximité du couple. Les deux jeunes gens échangent en silence de petits billets, et on comprend qu'Antoine demande ainsi Christine en mariage. Avec l'écriture intervient la menace d'une castration symbolique que le film a constamment détournée.

C'est donc très logiquement que le fou interviendra au terme du récit pour dénoncer l'imposture du jeune Doinel. Déclarant à Christine :

Mademoiselle, je sais que je ne suis pas un inconnu pour vous. Pendant longtemps, je vous ai observée sans que vous ne vous en rendiez compte. Mais depuis quelques jours, je ne cherche même plus à me cacher. Maintenant, je sais que le moment est venu. Voilà : avant de vous rencontrer, je n’ai jamais aimé personne. Je hais le provisoire. Je connais bien la vie. Je sais que tout le monde trahit tout le monde. Mais entre nous, ce sera différent. Nous serons un exemple. Nous ne nous quitterons jamais, pas même une heure. Je ne travaille pas, je n’ai aucune obligation dans la vie. Vous serez ma seule préoccupation. Je comprends. Je comprends que tout cela est trop soudain pour que vous disiez oui tout de suite, et que vous désirez d’abord rompre des liens provisoires qui vous attachent à des personnes provisoires. Moi, je suis définitif. Je suis très heureux.

Le fou est l'image même du désir sauvage et illimité de la relation duelle qui exclut le passage vers un monde gouverné par la loi des pères, c'est à dire vers le monde sociabilisé des adultes. Truffaut disait de cette scène :

"avec les années qui passent, je crois que cette dernière scène de Baisers volés, qui a été faite avec beaucoup d'innocence sans savoir moi-même ce qu'elle voulait dire, devient comme une clef pour presque toutes les histoires que je raconte."

Bibliographie : Anne Gillain : François Truffaut, le secret perdu