Un couple parfait

2005

Thème : Le couple

Avec : Valeria Bruni-Tedeschi (Marie), Bruno Todeschini (Nicolas), Jacques Doillon (Jacques), Nathalie Boutefeu (Esther), Alex Descas (Patrick), Louis-do De Lencquesaing (Vincent), Joana Preiss (Natacha), Léa Wiazemski (Eva), Marc Citti (Romain), Delphine Chuillot (Alice). 1h44.

Nicolas et Marie arrivent à Paris pour se rendre ensemble à la cérémonie de mariage d'un de leurs amis. Ils sont épuisés après leur voyage depuis Lisbonne où ils résident. Dans leur chambre d'hôtel, ils font installer un lit d'appoint et se chamaillent pour savoir qui l'occupera.

Ils sortent le soir retrouver leurs amis au restaurent. Là, ils téléphonent à Éva et Romain qui vont se marier. Vincent propose un important travail d'architecture à Nicolas qui supposera sa présence quelques mois à Paris. Celui-ci annonce alors que Marie et lui ont décidé de se séparer. Vincent, interloqué, annonce cette nouvelle à sa compagne, Natacha, qui est toute aussi bouleversée que lui. Pour tous, mariés depuis 15 ans, ils étaient le couple parfait. La surprise est d'autant plus forte que Marie ne semble pas comprendre la décision de Nicolas.

De retour à l'hôtel, Nicolas et Marie se chamaillent de nouveau : Nicolas a oublié de prendre la clé de la chambre en sortant. La porte une fois ouverte, Marie harcèle Nicolas : il est devenu mondain et superficiel dit-elle. Elle ferme la porte de séparation entre les deux chambres. Il la franchit pour accéder à la salle de bain. "Pourquoi as-tu dit cela ?" demande enfin Marie. "Je regrette" dira Nicolas. "Non c'est moi qui regrette" répondra Marie en sanglotant.

Tôt le matin, Marie part au musée Rodin. Elle regarde la statue d'Un homme debout dans le jardin, puis s'attarde devant les Mains jointes avant qu'une conférencière lui fasse entendre les paroles de Rilke, un temps secrétaire de Rodin, alors qu'elle regarde deux autres statues du sculpteur : L'éternelle idole et Ève. Les commentaires semblent lui être destinés. De L'éternelle idole, Rilke disait "Quelque chose de l'atmosphère d'un purgatoire vit dans cette œuvre. Un ciel est proche, mais il n'est pas encore atteint : un enfer est proche, mais il n'est pas encore oublié." A propose de Ève, Rodin disait " Je voyais changer mon modèle sans en connaître la cause… Un jour j'appris qu'elle était enceinte ; je compris tout. "

L'après-midi, en préparant ses ongles pour la cérémonie du mariage, Marie tente de lire les écrits de Rilke sur Rodin à Nicolas : " ici était la vie, mille fois contenue dans chaque minute, dans le désir et la peine, dans la folie et l'angoisse". Celui-ci, énervé, ne l'écoute pas. Elle hésite entre deux robes, n'a pas le temps de trouver ses chaussures pour le mariage. Ils doivent partir précipitemment pour ne pas être en retard.

Quatre couples qui se connaissent bien se retrouvent à la fin du mariage. Jacques Doillon y parle de la nécessité de revenir vers sa propre enfance ; avoir des enfants y aide. Marie a l'air de se sentir seule. Esther est sensible au charme de Nicolas.

Le soir Nicolas et Marie se retrouvent : nouvelle dispute. La porte reste fermée. Nicolas sort au café. Esther le rappelle sur son téléphone portable. Avant qu'elle n'arrive, Nicolas entame une conversation avec un ancien d'Algérie, seul, noyant ses remords dans un verre de vin : "L'amour c'est pareil que la guerre, dit-il, quand on a peur, on cherche à tuer l'autre". Esther arrive. Ils discutent. Nicolas laisse Esther sur le pas de sa porte.

Dans son pyjama blanc Marie l'attend puis l'accueille, morfondue : "Il sera un jeune homme libre, elle sera une veille femme seule".

Le lendemain, Marie retourne au musée Rodin. Elle y retrouve Patrick qu'elle avait perdu de vue depuis 15 ans. Il est veuf avec son jeune fils. Il aimerait la revoir. Quand Nicolas rentre le soir, la chambre est vide. Marie occupe seule une chambre qui vient de se libérer.

Nicolas la rejoint et ils décident de sortir pour manger japonais (surtout pas portugais, pays où ils habitent depuis 15 ans). Ils commencent à s'embrasser mais, étendus sur le lit, ils ne se désirent pas. Marie décide de partir le lendemain pour Bordeaux.

Sur le quai de la gare, ils regardent le train partir, leurs têtes se rapprochent. Deux sanglots, trois rires entendus sur l'écran noir.

Ce que le cinéma moderne nous promettait depuis Voyage en Italie, ce que Godard avait esquissé avec la scène de dispute à l'hôtel dans Le mépris, Suwa finalement l'a fait : une scène de ménage frontale sur deux heures.

Rien de plus dense et de plus ténu qu'une dispute sans autre motif que la lassitude du couple. Rien de moins spectaculaire non plus lorsque sont répudiés l'hystérie et les motifs externes (argent, adultaire…). Après avoir tenté le remake de Hiroshima mon amour dans H/Story, Nobuhiro Suwa s'appuie donc sur ce qui reste le modèle du genre en matière de crise du couple : Voyage en Italie de Roberto Rossellini.

Le thème en est identique : après un voyage éreintant qu'ils sont obligés de faire ensemble (autrefois pour un héritage, ici pour un mariage), un couple s'interroge sur son avenir. Alors que tout semble perdu, alors qu'ils ont vaqué chacun à leurs occupations, lui auprès d'une femme, elle dans des musées, au dernier moment, le miracle a lieu et le couple se reforme décidant de prolonger un peu l'aventure.

Deux des motifs les plus célèbres de Voyage en Italie sont aussi convoqués. Les visites au musée archéologique de Naples et aux catacombes de l'église de Fontanella sont remplacées ici par une double visite au musée Rodin.

Le regret de n'avoir pas eu d'enfants est formulé dans Voyage en Italie mais c'est évidemment dans la séquence où Katherine se rend aux catacombes et où son regard voit partout des femmes enceintes qu'il est le plus émouvant. Ici, les deux statues sur lesquelles s'attarde le plus longuement Marie renvoient à ce regret. Le désir d'enfant parcourt discrètement tout le film depuis le coup de fil de Natacha à son petit garçon qui a perdu son jouet puis avec la mariée enceinte (Ève ?) et surtout avec la phrase de Jacques Doillon sur la necessité pour l'adulte de revenir à l'enfance; nécéssité favorisée par le fait d'avoir des enfants.

On retrouve aussi la tentation de l'aventure amoureuse par Alexandre chez Rossellini et par Nicolas ici qui échoue, la nuit, sur un pas de porte et le retour sur une aventure amoureuse platonique de jeunesse pour l'héroine.

Pour Jacques Rivette, la force du cinéma de Rossellini réside dans la tension précédant un évènement exceptionnel. Il s'agit bien de cela ici. Tout le film est tendu vers les conséquences possibles d'une phrase lâchée un peu vite, un peu superficiellement dans un état de fatigue pour que s'enclenche la machine du doute et du naufrage possible.

Suwa comme Rossellini convoque les regrets liés à l'art et à l'enfance, comme un idéal d'un début toujours recommencé, d'un surgissement de l'émotion toujours possible. C'est cette quête qui hante les personnages pris en gros plan, noyés dans l'ombre.

L'émotion charnelle qui saisissait Katherine devant les statues qui avaient ému le jeune homme qu'elle aima plus jeune, Suwa la rend perceptible par le corps dénudé de Valeria Bruni-Tedeschi photographié comme une œuvre d'art lorsqu'elle essaye une robe rouge ou bleue ou s'affaire dans la salle de bain. Le spectateur y éprouve la même frustration d'un désir physique qui n'a pas trouvé sa place.

L'art de Suwa consiste ainsi à condenser les regrets du temps et de l'espace extérieur dans une chambre ou sur un visage en utilisant les mouvements de caméra avec autant de parcimonie qu'un poète pour composer un vers. La chambre d'hôtel devient la sculpture de Suwa auquel on peut appliquer les mots de Rilke "Ici était la vie, mille fois contenue dans chaque minute, dans le désir et la peine, dans la folie et l'angoisse".

Utilisés avec parcimonie, tous les objets concourent à la tension permanente : les portes qui séparent, les table qui empêchent un rapprochement, les lampes ou les lits. La poésie, l'intensité de l'émotion s'accommode mal du bruit et du mouvement. Pour que le miracle ait lieu sur le quai d'une gare il faut rester sur place, laisser partir le train, rapprocher deux têtes.

Jean-Luc Lacuve le 14/03/2006

Bibiographie : article de Cyril Neyrat dans Les Cahiers du Cinéma n°609, février 2006