Le fanfaron

1962

(Il sorpasso). Avec : Jean-Louis Trintignant (Roberto Mariani), Vittorio Gassman (Bruno Cortona), Catherine Spaak (Lilly Cortona), Luciana Angiolillo (la femme de Bruno), Claudio Gora (Bibi), Linda Sini (Tante Lidia). 1h45.

Les fêtes du 15 août ont rendu déserte la ville de Rome. Il fait chaud. Bruno, 36 ans, sillonne les rues vides dans sa Lancia Aurelia B24 décapotable à la recherche d'une cabine téléphonique et de cigarettes. Il aperçoit un garçon à sa fenêtre, le hèle, et lui demande de passer un appel téléphonique pour lui. Roberto lui dit de venir faire le numéro lui-même. Bruno ne réussit pas à contacter ses amis : il a une heure de retard pour sa rencontre avec eux, ce qu'il ne juge apparemment pas un motif suffisant pour qu'ils l'aient «abandonné». Volubile, Bruno insiste pour rembourser la courtoisie de Roberto avec un apéritif prétextant qu'il doit être fatigué d'étudier pour la journée. Proie de l'enthousiasme sans gêne de Bruno, Roberto se laisse entraîner.

Le bar que Bruno prétend connaître est aussi fermé pour le 15 août et il s’engage plus avant le long de la Via Aurelia, qui conduit vers la côte. Bruno est bruyant, impétueux, désinvolte, charmeur et... fanfaron. Il prétend pouvoir draguer les deux allemandes d'une voiture de sport qui les conduisent dans le cimetière qu'elles visitent. Ils doivent rebrousser piteusement chemin.

Bruno conduit imprudemment, accélère et tente constamment "il sorpasso", la pratique impatiente et agressive du talonnage et des klaxons en série pour dépasser les autres voitures sur la route. Il s'arrête toutefois pour tirer un éventuel profit d'un accident de la circulation où un camion a répandu sa cargaison d'électroménager sur le bord de la route.  Mais il se  rend compte un peu tard que le chauffeur est traumatisé d'avoir fait une victime. Qui plus est, un motard verbalise Bruno pour un excès de vitesse signalé par un hélicoptère de la gendarmerie. Bruno se moque d’un cycliste à la peine mais il est également charmant et sympathique, acceptant finalement de prendre un vieil auto-stoppeur au cigare malodorant; ce qui fait vomir Roberto. Ils s'arrêtant enfin dans une aire d'autoroute où Bruno drague la caissière pendant que Roberto se retrouve enfermé dans les toilettes pour avoir cassé la poignée. Roberto vient à sons secours mais lui emprunte aussi les 5000 lires de l'apéritif et de l'essence

Cependant, Roberto se sent attiré par l'attitude impulsive et insouciante de Bruno et accepte de déjeuner avec lui dans un restaurant dans la ville côtière de Civitavecchia. Là, Bruno prétend pouvoir coucher avec la serveuse en réservant une chambre pour la sieste. Roberto, incrédule, constate pourtant le regard insistant de la serveuse vers lui lorsqu'elle monte la bouteille dans la chambre de Bruno. Décontenancé, Roberto décide de rentrer à Rome par le car. Averti par la patronne, Bruno rejoint bientôt Roberto qu'il décourage d'aider une jeune femme victime d'un vol de valise. Roberto n'ose pas avouer qu'il préférerait rentrer et dit qu’il souhaite rendre visite à des parents qui habitent non loin, aux environs de Grosseto. Il y passait là ses vacances enfant et avoue à Bruno y avoir été amoureux à dix ans de sa tante Lydia âgée de vingt ans. Roberto lui raconte aussi ses timides tentatives de séduction de Valéria, l'étudiante dont il est amoureux sans jamais lui avoir parlé d’amour. C'est ainsi que joyeux, ils rejoignent une jolie maison rustique en haut d'une colline où les accueille oncle Michele et tante Erika

Bruno, par sa verve, séduit tous les membres de la famille et son œil exercé surprend quelques secrets que Roberto, en plusieurs années, n'avait pas découverts : le serviteur, Pedalino, est homosexuel. Sa tante Erika, qu'il croyait très amoureuse de son mari, couchait avec le fermier. Elle en a eu un fils : l'insupportable oncle Alfred, doté des mêmes tics que son père. Bruno voit bien qu'il se gargarise de mots sous le regard fier du fermier alors que Michele, sachant très bien aussi qu’il n'est pas son fils, s'ennuie à mourir. Roberto ne reconnaît  plus dans les couloirs étriqués les vastes espaces dont il avait gardé la mémoire. Tante Lydia le laisse indifférent alors que Bruno la séduit en quelques paroles et la laisse émue après leur départ.

La nuit va tomber et l'itinéraire se poursuit avec la vision d’un bal champêtre de paysans dont Bruno se moque sans peine entraînant l'hilarité de Roberto. Au croisement entre la route d'un long retour vers Rome, à plus de 250 kilomètres, ou celle de la station balnéaire de Castiglioncello, à 30 km, Bruno décide une fois de plus de s'éloigner encore. En plein nuit, Bruno fait la course avec une fiat 600 et insulte copieusement ses deux conducteurs une fois qu’il a presque entraîné leur voiture contre un mur. Ils arrivent néanmoins près d'un restaurant-discothèque, Il Cormorano. Bruno y rencontre un homme d’affaires avec qui il tente de reprendre le fil d'un ancien contrat qu’il n'avait pu honorer. C’en est trop pour Roberto qui décide de rentrer à Rome en train. A la gare, il est informé que le dernier train vient de partir. Sur le quai il, rencontre une jeune femme qu’il prend pour Valéria, C'est Clara qu’il séduit avec les mots de Bruno mais qui rejoint son frère qui passe en voiture.

Roberto revient au Cormorano et voit Bruno sur la piste de danse la proie, plus que le chasseur, de la femme de l'homme d'affaires. Alors qu’il rejoint la table de celui-ci,  Bruno est violemment pris à parti par les deux conducteurs de la fiat 600. Roberto, hésite puis vient défendre son ami  alors que l'homme d'affaires et sa femme s'en vont sans un regard, les laissant tous les deux à boire. Roberto, saoul, sous les conseils de Bruno, conduit la voiture  à proximité. Les grilles de la maison s'ouvrent et Roberto découvre qu'ils sont chez la femme de Bruno, Giana. Bruno tente sans grand succès de lui faire croire qu’ils sont à l'hôtel. Giana, indulgente, leur prépare une chambre. Bruno confesse avoir été quitté par Giana quand sa fille, Lilly, était encore petite. Il prétend qu’il va la sermonner quand elle rentrera alors qu’il est déjà plus de deux heures. Mais, quand Lilly rentre en voiture, c'est avec Bibi, un riche industriel de Milan plus âgé que lui-même et devant qui il n’ose parler. Lilly, méprisant ouvertement l'avis de son père, prétend qu'elle va l'épouser et il ne peut que ricaner. Pendant que Roberto dort, Bruno tente de séduire Giana mais il s'y prend si grossièrement qu'elle le repousse. Vexé, il exige de Roberto qu’ils partent dans la nuit. Ils dorment à la belle étoile sur la plage.

C'est sur une plage de Castiglioncello, dans la pleine effervescence d'un jour férié, que Bruno se réveille. Roberto se promène de son coté et est hélé par Giana qui l'invite à rejoindre leur groupe. Roberto se fait photographier faisant le poirier pour épater la galerie. Lorsqu'il court draguer celle qui semble s'intéresser à lui, il découvre que c'est Lily affublée d'une perruque brune. Celle-ci ne lui en veut pas; elle aime son père pour être resté fidèle à ce qu'il a toujours été même s'il l'a abandonné à la seule éducation de Giana. Roberto en est tout ragaillardi. Il insiste auprès de Roberto pour une balade dans le bateau de Bibi. Roberto remarque qu'il ne laisse pas indifférent Lilly et, entraîné par l'atmosphère joyeuse, téléphone à  Valéria qui est en villégiature un peu plus haut sur la côte, à Viareggio. Pendant ce temps Roberto bat bibi au tennis de table, réjoui d'être soutenu par sa fille et empochant les 50 000 lires d’un pari fait avec le quinquagénaire milanais. Il en donne dix à Bruno et se réjouit qu'il ait appelé Valéria. Ils vont pouvoir la rejoindre pour l'après-midi.

Sur la route dangereuse de la côte toscane, Bruno roule à pleine vitesse. Roberto, grisé, commence à se décrisper et à apprécier cette joyeuse virée Sous son impulsion, Bruno tente de dépasser une autre voiture sur le virage aveugle de la route à flanc de falaise. Il fait un écart pour éviter un camion venant en sens inverse et est éjecté de la voiture. Roberto n'a pas cette chance et s'écrase avec la voiture au bas de la falaise sur les rochers en bord de mer. Bruno, ensanglanté et choqué, déclare au policier arrivé sur les lieux que l'homme qui est mort s'appelait Roberto. C’était son ami mais il ne connaît pas son nom de famille.

L'un des films emblématiques de la comédie italienne. Roberto appartient encore à l’ancien monde celui de la conscience et de la spiritualité alors que Bruno, individualiste, sans scrupule, hâbleur et fanfaron, appartient pleinement à la société nouvelle qui somme de choisir entre exploitants et exploités. La fin est grinçante. Elle ouvre la voie à une fracture ouverte entre riches et pauvres après un dernier et beau voyage où l'on aura parcouru 350 kilomètres des côes du Latium et de la Toscane dans ce qui est sans doute le plus grand road-movie italien.

Roberto et Bruno

Roberto (Jean-Louis Trintignant) fait état d'une spiritualité, d'une conscience intérieure que renforce la voix off. Originaire de Rieti, au nord-est de Rome, il fait des études de droit dans la capitale. Il se situe dans la continuité du miracle économique opéré lors des années 50 ; il croit à une société plus juste à construire. Pourtant, il ne sait pas voir le monde tel qu’il est et Bruno lui ouvre les yeux sur une conception de la vie à bout de souffle : a-t-il envie de devenir comme l’oncle Alfred ? Va-t-il longtemps rêver d’une Valéria qui n’est peut-être pas faite pour lui ?

Si Bruno se révèle en marge du système économique et conjugal, il refuse de se laisser enfermer comme un être opprimé et prêt à souffrir en silence. Bien au contraire, il  laisse la part belle à la satire sociale, l'ironie féroce (le cycliste et l’autostoppeur) et la farce grotesque (masque ou rire devant le bal champêtre). Il a gâché sa vie personnelle, mais y croit toujours : "Le plus bel âge de la vie, c'est celui que l'on a, jour après jour".  Il sait donner le change. Il continue de faire le fou l'avantageux, se vante, plaisante, rit et amuse la galerie.

Il court d’échecs en échecs avec les femmes (les deux allemandes,  la serveuse du bar, la femme en panne originaire de Milan, la femme de l’homme d’affaire, la photographe en laquelle il reconnait sa fille, une des amies de quinze ans de celle-ci, la femme du ski nautique et surtout sa femme,  Giana).  Ainsi derrière ce comportement excentrique, nerveux, on devine la tristesse cachée d'être un personnage peut reluisant : il a empoché les 600 000 lires que Giana avait envoyées pour l'annulation du mariage dont il n'a pas entamé la procédure ; il est prêt à profiter d’un accident de voiture pour faire des affaires ou à laisser un autre automobiliste recevoir une autre amende à sa place. Peut-être même vendrait-il sa fille à Bibi pour un gros prêt  pour refaire sa vie. Comme

Au final,  la réconciliation possible entre la conscience et l’action désordonnée ne se fera pas ; Roberto meurt et laisse Bruno choqué. Bibi emportera la mise et partira avec Lilly : la comédie italienne peut bien en rire de désespoir.

Le grand road movie du Latium

Le film est également l'un des rares road-movies italien. Il débute dans les rues de Rome, désertées au 15 août, et se termine sur une route sinueuse de Toscane.

Lors de la scène initiale dans Rome déserte, Bruno quitte le quartier de Balduina, symbole du Miracle économique italien. Dans les appartements cossus habitent là de nombreux hauts fonctionnaires, riches entrepreneurs, avocats célèbres, entrepreneurs du bâtiment, appelés avec mépris palazzinari. Dans sa voiture il parcourt la Via Luigi Rizzo, qui venait juste d’être terminée pour les Jeux olympiques de 1960, s’arrête pour téléphoner, puis déambule dans les rues du quartier :Via Ugo Bartolomei, Via Appiano, Via Quinto Fabio Pittore, Via Eutropio, Via Ugo de Carolis, Largo Damiano Chiesa, Via Giuseppe Rosso, Via Della Balduina.

Roberto s’arrête à nouveau pour boire à une fontaine dans la Via Proba Petronia, lorsqu’il voit Roberto accoudé à sa fenêtre. Ensemble, il emprunte la via Aurelia, l’artère qui sort de Rome et se dirige paresseusement vers les côtes de Fregene et du haut Latium. On y trouve non loin des tombes étrusques qui suscitent le mépris de Bruno. Mais, plus que tout autre, la via Aurelia a durant les années soixante représenté le mythe collectif et générationnel des vacances, de l’évasion et du bien-être. La via Aurelia est aussi une forme de synthèse sociale. Son tracé, qui part du centre de la ville, traverse d’abord les quartiers bourgeois de la capitale en croissance, près du centre historique, puis traverse brièvement les quartiers populaires, et, passant rapidement par les derniers secteurs agricoles du Latium, rejoint les plages populaires de la côte ou les petits centres aisés de la région jusqu'à Capalbio.

Après avoir déjeuné sur le port de Civitavecchia, Bruno et Roberto s'enfoncent dans les terres pour rejoindre la ferme familiale près de Grosseto. Puis au retour au carrefour "Rome : 252 km; Castiglioncello : 30 km", ils se dirigent vers cette station balnéaire, toujours plus au nord. Arrivés au Cormorano de Castiglioncello, ils rendent ensuite visite à Giana et dorment sur la plage. Après la partie de ping-pong et l'appel de Roberto à Valéria, en villégiature à Viareggio, c'est le voyage final vers cette ville qui se termine par l'accident mortel sur la route côtière, aux environs de Calafuria.

Jean-Luc lacuve, le 9 février 2021