Le dernier des injustes

2013

Genre : Documentaire
Thème : Shoah

hors compétition Avec : Claude Lanzmann, Benjamin Murmelstein. 3h38.

2012. Claude Lanzmann, 87 ans, attend que les bruyants trains porte-containeurs de la ligne entre Prague, Dresde et Berlin finissent de passer devant la gare de Bohusovice. Il lit alors un texte qui reprend en grande partie le livre de Benjamin Murmelstein, Terezin, il ghetto modello di Eichmann, écrit en italien en 1961. C'est en effet à trois kilomètres de la gare que furent conduits, à partir de 1941 dans la ville de Theresienstadt, les vieillards juifs de l'Allemagne auxquels le führer avait fait croire, qu'en donnant tous leur biens à l'état, ils auraient en contrepartie des chambres en viager autour du lac. Dès leur arrivé, les vieillards comprirent qu'on les avait horriblement trompés. Conduits à pied dans la boue, ils furent jetés par terre dans des baraques sans toilettes où leurs excréments ne tardèrent pas à générer puanteurs et maladies. Une photographie montre ce chemin douloureux suivi par les déportés. Mais ce sont surtout les dessins et aquarelles, que les déportés réalisèrent au péril de leur vie et enfouirent ensuite sous terre, qui appuient les propos de Lanzmann.

S'étant défait de sa veste bleue pour ne garder que sa chemise blanche, Lanzmann montre ensuit le crématoire où étaient brûlés les juifs morts. Le cynisme nazi est illustré un film de propagande, un extrait de "Le Führer offre une ville aux Juifs". Les conditions de vie atroces dans ce camp sont mises en parallèle avec des images de la ville d'aujourd'hui, le jour et la nuit.

1975. A Rome, Claude Lanzmann filme Benjamin Murmelstein, le dernier Président du Conseil Juif du ghetto de Theresienstadt, seul "doyen des Juifs", selon la terminologie nazie, à n'avoir pas été tué durant la guerre. Benjamin Murmelstein dit n'avoir jamais craint quoi que ce soit. Ainsi, même s'il sait dangereux de se pencher sur le passé, il veut bien prendre ce risque avec Lanzmann.

2012. Vienne aujourd'hui. Off, Murmelstein, raconte comment dès avant la guerre et juste après l'anschluss, rabbin à la tête de la 2e synagogue de la capitale, spécialiste de la mythologie, il avait été appelé au service d'Eichmann qui lui demandait des rapports sur l'immigration juive. Sur des images de Jérusalem, Murmelstein explique qu'il n'y connaissait pas grand-chose lui-même mais que les ultimatums d'Eichmann étaient suffisamment violents pour qu'il lui inculque un vernis de connaissance sur le sujet.

1975. Benjamin Murmelstein affirme qu'Eichmann participa à la nuit de cristal des 9 et 10 novembre 1938 où il ordonna la destruction des synagogues juives, du moins celle où lui-même était ancien rabbin. Appelé sur place, il fut témoin des ordres d'Eichmann donnés à ses hommes. Murmelstein s'insurge contre le fait qu'on n'ait pas réussi à prouver cela. Lanzmann lui reproche de n'avoir pas témoigné lors du procès Eichmann. Murmelstein réplique qu'il envoya son livre de 1961 ainsi qu'une lettre. On le remercia de ces éléments qui coïncidaient avec d'autres témoignages mais, étant une personne à la réputation sulfureuse, on ne souhaita pas qu'il témoigne en personne.

En 1939, Eichmann rêva d'une déportation des juifs à Madagascar ce qui ne put se faire car l'île fut prise par les Anglais. Eichmann se résolu alors à déporter les juifs à Nisko en Pologne et y envoya Murmelstein en mission. Celui-ci fit ce qu'il put pour faciliter la fuite des plus jeunes vers la frontière polonaise sous contrôle russe mais ne put rien contre l'abandon sur les routes des vieillards. 95 000 Juifs seront déportés à Nisko entre octobre 1939 et avril 1940.

De retour à Vienne, Murmelstein lutta pied à pied avec le consul anglais pour faire émigrer 121.000 juifs. Alors qu'il avait la possibilité de rester en Angleterre, il revint, peut-être par esprit d'aventure. Murmelstein s'insurge contre le fait qu'Hannah Arendt déclara qu'Eichmann n'était qu'un simple fonctionnaire, un reflet de la banalité du mal. Pour lui, c'était un démon âpre au gain qui extorquait l'argent des juifs contre des passeports inutiles. Puis qui se fit de l'argent sur la construction de Theresienstadt.

2012. Le cantor de synagogue du Golem de Prague chante le kaddish, la prière des morts. Lanzmann admirant la très belle synagogue où sont alignés serrés les uns contre les autres les noms des victimes juifs des nazis, rappelle que la décision de créer Theresienstadt, ce soi-disant "ghetto modèle", à 60 kilomètres de là, fut prise en 1941 par Eichmann.

2012. Claude Lanzmann revient à Theresienstadt pour narrer la pendaison terrible dont furent victimes les déportés dont on craignait en 1944 qu'ils ne se révoltent. La situation militaire s'étant fortement dégradée pour l'Allemagne, les refus d'autorité dans les camps furent de moins en moins bien supportés. Le premier doyen, Jacob Edelstein, fut arrêté en novembre 1943 et déporté à Auschwitz où il fut abattu d'une balle dans la nuque, le même sort ayant été réservé à sa femme et son fils, abattus sous ses yeux. Le second, Paul Eppstein est assassiné à Theresienstadt en août 1944 après avoir prononcé un discours où l'espoir se lisait entre les lignes. Arrêté sous le pretexte d'avoir voulu fuir alors quil ne répondait qu'à un ordre, il est pendu dans le champ de patates au pied de la forteresse. Au pied de la potence, l'herbe a poussé, Claude Lanzmann se remet en mouvement. Il dit, comme pour lui-même : "C'est un lieu sinistre d'une inoubliable beauté."

1975. Murmelstein lutta contre les poux et le typhus. Lanzmann reproche à Murmelstein de n'avoir pris aucun recul pour le projet d'embellissement du ghetto, ce grand mensonge organisé par Eichmann à destination de la Croix rouge internationale. Pour Murmelstein: "Si Eichmann montre Theresienstadt à quelqu'un, la ville ne pourra plus disparaître." À l'inverse, "s'ils nous cachaient, il pouvaient nous tuer," explique-t-il.

Interrogé par Lanzmann sur les raisons de sa survie, il déclare: "J'ai survécu parce que je devais dire un conte, le conte du paradis des Juifs, Theresienstadt". En 1944, Murmelstein se sait aussi plus ou moins intouchable, dernier notable juif dont les nazis ont besoin pour assurer la gestion du camp. C'est fort de ce pari que Murmelstein, à la différence d'autres "Doyens" de Judenrat, refuse de dresser les listes de déportés qu'exigeaient les Allemands. Il refuse aussi tout passe-droit pour retirer un nom sur ces listes sauf si celui qui le demande pour un parent ou un ami accepte de prendre sa place.

Au lendemain de la guerre, Murmelstein fut arrêté et jugé par les autorités Tchécoslovaques. Il rappelle que titulaire d'un passeport international de la Croix-Rouge, équivalent à un document diplomatique, il aurait pu quitter l'Europe et laisser Theresienstadt derrière lui. Il n'en fit pourtant rien, choisissant de se constituer volontairement prisonnier. Au terme de 18 mois de prison, Benjamin Murmelstein fut acquitté par ses juges.

En se promenant sur le forum romain, Murmelstein rappelle à Lanzmann que l'historien et philosophe juif Gerschom Scholem, dont il a toujours admiré les travaux scientifiques estimait qu'il devait être pendu haut et court. A contrario, interrogé sur le sort qui devait être réservé à Adolf Eichmann, le même Gerschom Scholem affirma qu'il devait vivre. Murmelstein déplore cette incursion de ce grand savant dans l'histoire contemporaine qu'il ne connait pas : "C'est un grand savant, mais il est un peu capricieux avec la pendaison," commente-t-il avec ironie. Lanzmann repart avec Murmelstein, devenu son ami, le réconfortant et l'enlaçant par l'épaule.

Le témoignage de Benjamin Murmelstein doué d'une intelligence fascinante et d'un courage certain, d'une mémoire sans pareille, formidable conteur ironique, sardonique n'aurait pas convenu à la tonalité tragique de Shoah. C'est pourquoi Lanzmann n'a pas inclus les longs entretiens réalisés en 1975 dans son film de 1985. Le dernier des injustes (2013) est ainsi le quatrième film confectionné à partir des matériaux préparatoire de Shoah après Un vivant qui passe (1997), qui décrit la visite du Comité international de la Croix-Rouge à Theresienstadt en juin 1944 après l'action d'embellissement du ghetto mise en œuvre par le même Benjamin Murmelstein; Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001), évoque ensuite, à travers le récit du rescapé Yehouda Lerner, personnage à la fois héroïque, brisé et bouleversant, le soulèvement « réussi » des déportés dans le camp d’extermination de Sobibor et Le Rapport Karski (2010), du nom de ce résistant polonais témoin du ghetto de Varsovie, qui alerta les Alliés dès 1942, Roosevelt en particulier, du génocide perpétré contre les juifs.

Le dernier des injustes est un film fondamental en ce qu'il interroge la possibilité pour la parole d'un homme d'énnoncer une vérité, une éthique alors que celui-ci, lassé de tant d'accusations portées contre lui s'est surnommé lui-même le dernier des injustes, en référence au roman d'André Schwartz-Bart, Le dernier des justes (1959) qui obtint le prix Goncourt l'année de sa publication.

Lanzmann s'empare de nouveau, à 87 ans, de l'horreur nazi avec sa faconde, sa passion des faits et sa colère face à l'horreur et au silence qui a suivi. Mais il ne dissimile pas cette fois ce qu'il faut de courage et de douleur pour se montrer à la hauteur d'une parole courageuse qui bouscule ce que l'on savait, ou pas, des exactions nazis commises à Vienne, Nisko et Theresienstad.

Car c'est bien de la mise en scène d'une parole qu'il s'agit. Lanzmann se veut au plus près des faits en rappelant par les textes qu'il lit à l'écran le contexte historique mais c'est la parole de Murmelstein qui donne cohérence à l'ensemble replaçant les faits dans la pensée folle et terrible d'Eichmann et expliquant comment il a pu lui-même y résister. Face à la théorie de Hannah Arendt de la banalité du mal obtenue par l'observation d'Eichmann durant son procès, Murmelstein oppose sa pensée sur cet homme qu'il a pu observer durant sept ans. C'est la cohérence du témoignage de Murmelstein qui convainc.

Les deux hommes savaient que ce combat n'est pas gagné d'avance. Murmelstein connait les dangers qu'il y a de se livrer à Lanzmann. Celui-ci qui sera convaincu en 1975 et la dernière image du film est, à cet égard, bouleversante. En 2012, Lanzmann doute que cette parole seule suffise à nous convaincre : rappel des faits, photographie, film et peintures sont convoqués. Lanzmann abandonne ainsi sa splendide position intransigeantes qui faisait la grandeur de Shoah avec son seul recourt aux paroles des témoins. En impliquant son corps aussi bien que son âme, en racceptant ces péchés véniels comme Murmelstein les siens (goût pour l'aventure, négociations indignes d'un gentleman, satisfaction vaine du devoir accompli), Lanzmann rend compte de la fragilité qu'il y à faire témoigner du vivant, une parole, plus encore que les traces des ongles sur les murs d'une chambre à gaz.

Jean-Luc lacuve le 27/11/2013