Le tigre du Bengale

1959

Genre : Aventures

(Der Tiger von Eschnapur). Avec : Paul Hubschmid (Harald Berger), Debra Paget (Seetha), Walter Reyer (Le Maharadja Chandra), Luciana Paluzzi (Bharani), Jochen Blume (Asagara), Claus Holm (Walter Rhode), Sabine Bethmann (Irène Rhode), Rene Deltgen (Le prince Ramigani), Jochen Brockmann (Le rajah Padhu), Valéry Inkijinoff (Yama, le Grand-prêtre). 1h37.

L’architecte Henri Mercier se rend à Eschnapur (ville imaginaire), à l’invitation du maharajah. Dans un petit village indien, il assiste à l'alerte donnée quand un tigre meurtrier rode aux alentours. Près du puit à l'intérieur des murs, il intervient pour aider une jeune femme qui est importunée par des soldats. C'est Bharani, la servante de Seetha, qui vient alors elle-même le remercier. Un enfant imprudent est attaqué par le tigre et Mercier propose à Seetha de faire la route ensemble pour plus de prudence.

Alors qu'ils ont rejoint la garde du maharadja, censée protéger Seetha, c’est Mercier qui la sauve en éloignant par le feu le tigre qui avait attaqué son chariot. Seetha le remercia mais l'alerte : dans une vision, elle s'est  vue la proie entre deux tigre, lui et l'Inde éternelle.

Le maharadja nourrit ses tigres ce qui semble bien étrange au prince Ramigani après la mort de la Maharani. Padhu s'inquiète qu'il s'intéresse à Seetha, une danseuse sacrée du temple de Bénarès. Le grand prêtre s'inquiète lui des idées occidentales qu'il a ramenées d'un voyage en Europe.

Mercier explique à Seetha que son beau-frère, un architecte très connu a reçu les commande des travaux et qu'il le rejoindra bientôt. Même s'il exprime le désir de voir danser Seetha, elle refuse car les temples sont fermés aux étrangers et qu'elle est l'invitée du Maharadja. Arrivée à Eschnapur, et devant son insistance à la revoir, elle lui avoue que ses visites seront toujours les bienvenues. Mercier est accueilli en grande pompe t installé luxueusement dans le palis

Henri Mercier reçoit l'aide d'Asagara, un architecte indien formé en Occident. Puisque les travaux des hôpitaux et écoles commandés ne peuvent commencer avant l’arrivée de Walter Rhode, Asagara suggère à Mercier d'inspecter les sous-sols où se situent les fondations du palais où des failles inquiétantes sont apparues. Mais ce jour, Mercier a surtout envie de revoir Seetha. Celle-ci répète sa danse avec les musiciens quand il vient lui rendre visite. Seuls au bord du bassin d'eau claire elle joue quelques notes d'une chanson que Mercier reconnait comme une ballade irlandaise à propose de femmes près d'une fontaine qui rêvent d'espoir en l'amour (plus triste en VO qu'en français). Une guitare qu’elle gardait apporte la preuve que son père était irlandais même si elle a tout oublié de ce qui n'est pas l'Inde. Un caillou qui brouille le reflet dans l'eau effraie Seetha; Elle appartient à la déesse e demande à Mercier de ne plus chercher à la revoir.

Alors qu'il nourrit ses tigres, le maharadja est pris à parti par Padhu qui lui reproche d'avoir voyagé en Europe après la mort de sa sœur la maharani adorée de son peuple et d'en avoir ramené des idées que tous reprouvent en inde. Le maharadja agacé fait pourtant grâce aux gardes peureux devant le tigre qui avait agressé Seetha leur demandant de remercier les dieux qu'elle soit en vie.

Le maharadja remercie Mercier d'avoir sauvé Seetha, exploit qu'il vient d'apprendre, et lui offre pour gage de sa reconnaissance une émeraude de grand prix et son amitié infaillible.

Pendant leurs explorations dans les souterrains destinées à conforter la construction des bâtiments, Mercier et Asagara se trouvent à proximité du temple de la Déesse. Henri surprend Seetha en train de danser dans le temple pour le maharajah. Il découvre aussi une léproserie improvisée où le maharadjah séquestre les lépreux afin qu'ils n'infestent pas la ville.

Épris de la danseuse, Chandra la séquestre dans son palais, attendant le jour où elle acceptera de l’épouser. Ce mariage est favorisé par le frère de Chandra, Ramigani. Celui-ci compte sur le scandale provoqué par cette union auprès des prêtres pour renverser son frère et s’emparer du pouvoir.

Chandra ne tarde pas à découvrir que Mercier est épris de Seetha. Sur dénonciation des prêtres, il s'aperçoit qu'Henri rend visite le soir à Seetha. Comme châtiment, l’architecte devra affronter le tigre qui a menacé Seetha. Mercier parvient à tuer l’animal : il a la vie sauve. Grâce à sa connaissance des souterrains du palais, il rejoint Seetha, et les deux amants prennent la fuite, bientôt poursuivis par les hommes du maharadjah.

Inquiets d’être sans nouvelles, Irène, sœur d’Henri, et son mari Walter Rhode, lui aussi architecte, se rendent à Eschnapur. Le maharadjah commande alors à Walter la construction d’un mausolée, révélant son projet d’y emmurer vivante la femme qui l’a trahi. Pendant ce temps, Henri et Seetha se perdent dans le désert.

Le Tombeau Hindou, écrit par Thea von Harbou, est publié en 1917, c'est le début de la genèse du diptyque indien de Fritz Lang. Film d'aventures populaire, il oppose une Inde éternelle, excessive et mystérieuse qui relve dumythe plus que dela réalité au romantisme allemanddes passions partagées.

Une genèse qui s'étale sur quarante ans

En 1921, Fritz Lang décide d'adapter le livre de Thea von Harbou, publié quatre ans plus tôt. Ils commencent par diviser le roman pour en faire deux films. Le scénario de ce  diptyque est réalisé par Joe May. En 1922, Fritz Lang épouse Thea von Harbou. Une collaboration fructueuse, car Thea von Harbou est notamment l'autrice du roman Metropolis, le chef d'œuvre mis en scène par Lang en 1927. Lang et Thea von Harbou se séparent en 1933. En 1938, le Berlinois Richard Eichberg en présente une seconde variante, parlante cette fois.

Le producteur anglais Alexander Korda voulait faire d’un film sur le Taj Mahal, le premier film européen en 3D. En 1954, il a envoyé David Lean en Inde (début de la passion du réalisateur britannique pour ce pays). Lorsque que Korda meurt en 1956, son associé indien, Bishu Sen, reprend le projet. Un ami de Lang, Milton Pickman, le met sur l’affaire. Un sujet, The pearl of love existe déjà : c’est un grand spectacle avec triangle amoureux dans l’Inde du XVIIe à propos de la construction du Taj Mahal, le mausolée dédié par l’empereur mogol Shah Jahan à la mémoire de la femme qu'il aimait Mumtaz Mahal. Le 16 aout 1956, Lang part pour Bombay. Le 7 septembre, il s’envole pour Jaipur au Rajasthan, puis par train et en voiture à Udaipur. Ces deux deniers seront les lieux de tournage des films indiens deux ans plus tard. Mais de retour à Londres, le projet n’aboutit pas, faute de moyens.

En octobre 1956, lors de son retour en Allemagne, Lang est accueilli par Artur Brauner, 38 ans, patron de la compagnie CCC, le principal producteur indépendant d’Europe. Brauner dit avoir vu, enfant, les premiers Mabuse. Il souhaite faire des remakes des classiques et des succès du cinéma Allemand. A l’été 1957, la CCC rachète les droits du Tombeau Hindou et ceux du double film de Richard Eichberg qui avait été un succès mondial, comme le précisera le générique des films de 1938. Dans les derniers jours de 1957, Brauner propose à Lang la mise en scène du Tombeau Hindou. Cette fois il ne s’agit pas de tourner une histoire inventée par d’autres. « Ce fut comme si un cercle mystique se refermait » : l’occasion lui est donné de terminer ce qu’il na pu mener à bien quarante ans plus tôt.

Le distributeur, Gloria Film, apporte les deux tiers du budget qui va passerde 3,5 puis 4,2 et enfin 4,7 millions de marks.

Des trajectoires simples pour un théorème de la renonciation

Chez les personnages du film, la même dialectique triomphe : la plupart d'entre eux sont animés par un mobile à peu prés unique (amour et fascination érotique chez Chandra, soif de pouvoir chez Ramigani, désir de vengeance chez Padhu, etc.) qui emplit leur âme et leur cœur jusqu'au trop plein. Mais ce trop plein est aussi un vide car il chasse de leur être, non seulement toute humanité mais toute autre forme de réalité que celle que prend leur désir. Du choc de ces multiples volontés, qui sont comme autant d'obsessions, jaillit la trajectoire du récit, semblable dans sa simplicité dans sa rigueur, dans son absolue logique à un théorème mathématique.

Chez Chandra, personnage-pivot du film (en fait, il est le vrai héros de l'histoire), c'est lorsque le trop plein s'acceptera comme vide, c'est à dire lorsque les passions s'annihileront dans le renoncement, que la sérénité pourra faire son apparition. Message qui n'est qu'apparemment positif car il implique la suppression du désir, l'abolition des passions pour que survienne une paix qui a quelque chose de sépulcral.

Le Maharajah a pour double le tigre, symbole de la puissance dans toute sa superbe et de la férocité. Arrachée de justesse des griffes du tigre, Sitha s’exclame : “J’ai eu la vision de deux tigres qui se livraient un combat acharné, un combat dont j’étais l’enjeu, un combat cruel et meurtrier (...). L’un d’eux avait votre regard”. Berger : – “Et qui était l’autre tigre ?” – Sitha : “L’Inde sacrée”. Le plan suivant enchaîne sur les cages de la fosse aux tigres du palais. Chandra, qui fait ici sa première apparition dans le film, jette à ses fauves des quartiers de viande avec une visible délectation.

Chandra, dont le rôle est interprété à l’écran par l’Allemand Walther Reyer (aucun Indien, du reste, ne figure dans la distribution), s’impose par sa virilité empreinte de noblesse. Jaloux de son pouvoir, il sait à l’occasion se montrer magnanime, voire chevaleresque. Il convoite l’amour de Sitha sans pour autant songer à lui faire violence ; trahi dans son amitié pour Berger, il l’attire dans un piège, mais plutôt que de le faire lâchement assassiner, il lui offre le combat armé d’une lance avec un tigre ; lorsque Berger en sort victorieux, il lui accorde un jour pour quitter Eschnapur. Les extrémités auxquelles il se porte ne s’expliquent que par les égarements de la passion. Alors même qu’il conçoit le projet du mausolée funeste, il ne sait encore que parler de l’amour infini que Sitha lui inspire : Chandra à Rhode – “Oui, le tombeau le plus somptueux qu’on ait jamais rêvé. Je vous ferai donner les marbres les plus rares et les pierres les plus nobles. Du jade, de l’albâtre, des turquoises, des coraux, des émeraudes, des rubis ! Que ce soit une sépulture digne d’un amour infini. D’un amour à jamais défunt. D’un amour dont la perte a brisé mon cœur.

Eclairé par un voyage en Europe, le souverain absolu projette d’introduire le Progrès dans l’ordre immuable de la Tradition. La conspiration ourdie par son frère Ramigani et le Grand-Prêtre a pour point de départ cette entorse à l’idée despotique : “Les prêtres entre eux murmurent que notre souverain nourrit des idées subversives, que sa pensée s’inspire à des sources profanes – surtout depuis son voyage en Europe” . C’est avec la même inquiétude que les prêtres ont vu Chandra faire appel à des Européens pour les grands travaux d’Eschnapur. La maquette sera vouée à la destruction, et le projet humaniste de Chandra ne verra jamais le jour en raison de l’enchaînement inéluctable des circonstances. Sa jalousie envers Berger, aimé de Sitha  le conduit à abandonner le projet initial de construction d’écoles et d’hôpitaux pour ériger à leur place le mausolée fatal. Car la dualité entre ces deux ordres que représentent, d’un côté, l’Inde éternelle, la fixité orientale, le despotisme, la mort, et de l’autre, la mission civilisatrice, le progrès, l’idéal égalitaire, la vie.

Le monde intérieur de la vision

L’utilisation du stéréotype au lieu de flatter nos fantasmagories, fait surgir, sous le monde des apparences, le monde intérieur de la vision.  La fascination culmine dans les danses de Sitha : sur une musique vaguement “arabisante”, elle exhibe les splendeurs de son anatomie dans des déhanchements et des contorsions.  La fosse aux lépreux en explorant les souterrains. Grotte gigantesque aux parois nues et sombres et couleurs blafardes, morbides. Le temple d’Eschnapur abrite, outre une figuration de prêtres décoratifs de style “néo-babylonien”, une monumentale effigie de la Déesse, qui apparaît comme un déni de l’iconographie indienne.

Le palais d’Eschnapur présente une architecture contrastée de plénitude ornementale (vastitude, luxe de la décoration, situation exceptionnelle de la cité palatiale lacustre) et de béances (trappes, fosse aux tigres, fosse aux lépreux, souterrains). L’espace apparemment ouvert, libre, agencé en fonction du seul plaisir des yeux et des sens, cache en réalité une succession de pièges, d’embûches, de périls mortels (herses coulissantes qui se referment derrière Berger pour le précipiter dans la fosse aux tigres, dédale des couloirs, des salles, des terrasses, des cours où il cherche à retrouver les appartements de Sitha, cage-symbole du mainate dans la chambre où elle est prisonnière, écrans qui s’interposent constamment entre l’objet regardé et le regard – et ici Lang utilise en maître le motif oriental du moucharabieh  –, labyrinthe des souterrains sous lequel s’ouvre un monde de monstres (tigres et crocodiles) et de mort


Réminiscence des motifs

Dans les Cahiers du cinéma, Philippe Demonsablon parle de « réminiscences de motifs ailleurs inscrits et développés qui nous frappent dans ce tombeau hindou avec une précision étonnante. Des souterrains, une foule de figurants à la démarche d’automates, des danses lascives, une actrice au masque immobile et dur dont les paupière mi-closes accusent la fixité du regard ; vous avez reconnu Metropolis. Un orient de fantaisie sinon de pacotille, le combat d’un homme et d’un tigre à demi-homme : vous avez reconnu le troisième volet des Trois lumières, comme vous reconnaisse Espions sur la Tamise, ou La femme au portrait dans ces corridors de marbre luisants et glacés, et J’ai le doit de vivre dans ce reflet d’un couple au bord d'un bassin dont l’eau tout à coup se trouble.

Bibliographie :