La rue rouge

1945

Genre : Film noir

(Scarlet Street). Avec : Edward G. Robinson (Christopher Cross), Joan Bennett (Kitty), Dan Duryea (Johnny), Margaret Lindsay (Millie), Rosalind Ivan (Adele), Samuel S. Hinds (Charles Prinple), Vladimir Sokoloff (Pop Lejon), Charles Kemper (Patcheye), Russell Hicks (Hogarth). 1h42.

Caissier d'âge mûr, marié à une femme acariâtre, Christopher Cross est un peintre amateur talentueux. Il s'éprend un jour de Kitty, une fille de mœurs faciles.

Avec la complicité de Johnny, son amant de cœur, Kitty persuade Christopher de l'installer dans un appartement somptueux où il pourra peindre son portrait. Bien qu'il doive détourner de l'argent de sa société pour entretenir luxueusement Kitty, Christopher se sent enfin heureux. Kitty se fait passer pour l'auteur des tableaux de Christopher, qui rencontrent un succès critique.

Découvrant Kitty dans les bras de Johnny, Christopher comprend qu'il a été dupé. Une fois seul avec elle, il tue Kitty et s'enfuit. Johnny est accusé du meurtre et exécuté. À la suite de ses malversations, Christopher est renvoyé. Incapable de se dénoncer à la police ni de peindre - puisque sa signature a été usurpée - il sombre dans le remords et la dépression.

Sur le DVD, très brillante analyse de Serge Chauvin, maître de conférences à Paris 10, qui analyse la genèse du film, les différences de point de vue et, partant, de mise en scène chez Jean Renoir et Fritz Lang. Serge Chauvin analyse particulièrement la figure du destin chez Lang et l'importance du fait que le personnage principal soit un peintre dans la perception de son rapport au réel.

1 -Genèse du film
Walter Wenger, sa femme, Joan Benett et Fritz Lang ont fondé une compagnie de production semi-indépendante au sein de la Universal. Wenger veut réadapter après Renoir, le roman La chienne de Georges de la Fouchardière. Jean Renoir n'appréciera pas plus ce film qu'il considère comme une trahison que, plus tard, Désirs humains, nouvelle trahison de La bête humaine.

Lang reprend le même trio d'acteur que pour La femme au portrait. L'intrigue et la structure sont comparables. Le héros y tuait accidentellement le protecteur de la femme dont il est tombé amoureux ce qui l'entraîne dans une spirale de crimes, de dissimulations et de chantages l'acculant au suicide. Le happy end, qui dit que tout cela n'était qu'un rêve, apparaissait totalement fictif. Ici le ton est plus sardonique et il y a une absence totale de consolation.

La censure interdit de garder le titre, top cru et Lang le transforme du nom d'une rue de Greenwich village, allusion à la putain de l'apocalypse. Kitty, la chatte, est jeu de mot sur le titre du roman. Elle n'est plus une prostituée mais une ancienne mannequin, paresseuse. Le meurtrier non puni par la justice est une transgression du code Heays. Mais Lang va réussir à convaincre le bureau de la censure que la culpabilité qui va hanter le héros est un châtiment plus terrible que n'importe quelle justice humaine. Le film fera néanmoins l'objet d'une censure locale à sa sortie, notamment dans l'état de New York. La ligue de vertu reproche des scènes de chambre à coucher trop nombreuse notamment celle du vernissage des ongles de pieds, et trop de tenues en déshabillées La censure perd face à la mobilisation des artistes et intellectuels et cela devient une publicité pour le film.

Lang supprime de lui-même une séquence ou Christopher Cross grimpe à un poteau électrique pour voir Johny sur la chaise électrique. Il craint que cette séquence où Robinson est accroché à un poteau fasse rire le public.

2- Comparaison entre les styles de Renoir et de Lang

Chez Renoir, Gérard Legrand est un petit employé, perdant né, moqué par ses collègues. Chez Lang, Christopher Cross est un caissier apprécié de ses collègues et de son patron. Il bénéficie d'une relative respectabilité qui peut faire illusion auprès de Kitty.

Legrand s'effondre à l'annonce de la mort de Dédé mais il s'en relèvera. Il devient clochard mais va se saouler avec le premier mari d'Adèle, l'adjudant Godard devenu clochard lui aussi. Il voit s'éloigner l'autoportrait mais semble l'oublier immédiatement. Il trouve 20 francs par terre et va les boire avec Godard. La dernière phrase du film est "la vie est belle ". Renoir accepte la futilité de la vie. En revanche, Lang est obsédé par le motif du destin et Christopher Cross n'échappe pas à sa propre conscience et reste hanté par les voix d'outre tombe.

Le film de Renoir se place sous le signe du guignol, du théâtre de marionnettes. Comme il est annoncé au départ, ce n'est ni un grand drame social ni une comédie à tendance morale et il ne prouvera rien du tout. Le film est parfois proche d'un naturalisme à la Stroheim avec un mélange des tons et des genres. La tonalité est beaucoup plus sombre chez Lang dont la mise en scène déroule l'enchaînement fatal des situations et où domine la figure de l'engrenage.

3- Christopher Cross et son destin.

Lang indique plusieurs fois que Kitty est une souillon : elle mordille une paille, crache des pépins de raisins, lance son mégot dans un évier de vaisselles salles, laisse tomber son papier de chewing-gum. Vulgaire, Kitty est, en même temps, célébrée pour sa beauté.

Lang n'hésite pas styliser son propos. La séquence du procès se réduit à un décor dépouillé avec un éclairage identique de tous les témoins sur fond neutre. La stylisation la plus manifeste est cependant le geste de Christopher Cross après qu'il voit au loin dans la profondeur de champs la situation réelle des rapports entre Kitty et Johnny : un mac qui gifle celle qui se prostitue pour lui. Après avoir donné un coup à Johnny, Chris se cache le visage dans un geste incompréhensible, long et souligné alors que Johnny est à terre. C'est un geste d'aveuglement : il ne veut pas voir la réalité.

Ce soir là il a en effet ressenti la nostalgie de sa jeunesse. Ce soir là, il est récompensé de ses vingt-cinq ans de fidélité à son entreprise. Mais il n'est pas devenu un artiste et n'a pas rencontré la femme aimée. Son patron a, lui, une jeune maîtresse. Ce soir là, il est grisé par l'air du printemps, qu'il mentionne. Catherine s'appelle March, le premier mois du printemps qu'elle incarne. Il rencontre son destin. En est-il le jouet ou l'a-t-il provoqué ?

Il fait croire à Kitty qu'il est un artiste prospère et lui cache qu'il est marié. Le mensonge ne va cesser de gouverner le film : chacun croit ce qu'il veut croire de lui-même et de l'autre, qu'il est un artiste ou une actrice.

Perce sous la tragédie une ironie tragique. Kitty trouve que Christopher a une tête de caissier. Adèle pense qu'il a copié les tableaux de Catherine March. Le critique trouve que les tableaux, qu'il pense être de Catherine, ont un caractère masculin. Son patron le surprend d'un "J'arrive juste à temps… " pour encaisser un chèque. Et finalement Christopher ne peut se dénoncer car il est pris pour un fou.

4- Le peintre Christopher Cross.

John Decker, l'auteur des tableaux du film est un peintre art naïf vaguement suréalisant, influencé par Le douanier rousseau, les muralistes mexicains (Rivieira est le précédant occupant de l'atelier)

L'artiste transfigure le réel tel qu'il le perçoit mais il est alors inapte a le voir tel qu'il est réellement.

Christopher est constamment floué de son identité. Il est un corps en trop. Il est dépossédé de son mariage par Higgins, dépossédé de Kitty par Johnny, dépossédé de son succès par Kitty et dépossédé de son crime par Johnny.

D'après le peintre du dimanche, son principal défaut est de ne pas maîtriser la perspective. Il n'est pas à la bonne distance. Il n'a pas un point de vue lucide sur le monde. Il s'abîme dans son univers au lieu d'accepter, comme Renoir, le monde tel qu'il est.

Test du DVD

Carlotta-Films, juin 2008. Nouveau master restauré, version originale, sous-titres français. Format 1.33. Durée du Film : 1h38.

Alalyse du DVD

Suppléments:

  • La trivialité stylisée (28 mn) par Serge Chauvin
  • La restauration (3mn)
  • Bande-annonce