Kagemusha, l'ombre du guerrier

1980

(Kagemusha). Avec : Tatsuya Nakadai (Shingen Takeda et son double, le Kagemusha), Tsutomu Yamazaki (Nobukado Takeda, frère de Shingen), Kenichi Hagiwara (Katsuyori Suwa-Takeda, fils de Shingen), Kota Yui (Takemaru Takeda, petit fils de Shingen), Shuji Otaki (Masakage Yamagata, général du clan Takeda), Hideo Murata (Nobuharu Baba), Daisuke Ryu (Nobunaga Oda), Masayuki Yui (Ieyasu Tokugawa). 2h59.

Le frère cadet de Shingen Takeda, Nobukado, lui présente un voleur qui vient d'échapper au crucifiement. Nobukado pense que la ressemblance du voleur avec Shingen pourrait s'avérer utile. Il a lui-même tenu ce rôle pendant un certain temps mais le voleur est un sosie "parfait". La franchise du double plait à Shingen qui demande à Nobukado  de l'entrainer.

1573. Depuis vingt jours, l'armée de Shingen assiège le château de Noda appartenant à Ieyasu Tokugawa. Un soldat court pour annoncer que l'aqueduc l'approvisionnant en eau est coupé. Mais l'espoir de prendre le château est mince car un joueur de flute galvanise les troupes assiégées. Trônant au sein de l'état major, Nobukado remplace son frère mais le prince Katsuyoria souhaite que l'on prévienne son père.

C'est ainsi que le général Masakage Yamagata rend visite à Shingen dans son palais. Shingen s'inquiète du retrait d'un de ses alliés qui, en plein hiver, pourrait compromettre la prise du château de Noda. Il se rend sur les lieux pour écouter ce mystérieux joueur de flûte nocturne et juger du moral de l'ennemi. Un coup de feu est tiré dans la nuit.

La nouvelle d'une mort possible de Shingen Takeda parvient jusqu'au château de Ieyasu Tokugawa qui ne pouvait espérer mieux tant il a peur de Shingen. La même nouvelle parvient au château de Nobunaga Oda qui se souvient avoir été battu à Mikatagahara par Shingen dont il reconnait la valeur. Les troupes du clan Takahata s'inquiètent aussi de la levée du siège du château dont la conquête semblait aller de soi. Seule la présence du frère de Shingen qu'ils voient de loin et prennent pour lui les rassure.

Shingen a bien été abattu par un tireur embusqué. Mortellement blessé, il ordonne à ses généraux de garder sa mort secrète pendant trois ans. Il leur conseille aussi fermement de ne pas attaquer pendant cette période mais de défendre leurs positions. La mort de Shingen survient un peu plus tard, dans un col où on l'a transporté, devant très peu de témoins.

Nobukado présente le kagemusha aux généraux qui sont effaré de la ressemblance avec Shingen. Il leur propose un plan pour que le kagemusha tienne la place de Shingen à plein temps. Le voleur lui-même n'est pas au courant de la mort de Shingen, jusqu'à ce qu'il brise une urne dans laquelle il découvre le corps.

Des espions au service de Tokugawa et de son allié, Oda Nobunaga, suivent l'armée des Takeda qui rentre du siège. Ils soupçonnent d'abord que Shingen a été remplacé, mais le jeu du kagemusha finit par les convaincre du contraire.

De retour à son château, le kagemusha réussit à convaincre les concubines de Shingen et son petit-fils, qui semble même le préférer à l'original. En imitant les manières de Shingen, le kagemusha semble adopter l'attitude d'un maître zen, et parvient même à impressionner les gardes du corps et le wakashu, qui sont pourtant dans le secret. Quand il est mis à l'épreuve, lors d'un conseil avec ses généraux, il s'en remet à la devise du clan qui fait de Shingen une « montagne » inamovible et invincible.

L'une de ces épreuves survient lorsque Tokugawa et Oda Nobunaga lancent une attaque contre le territoire des Takeda. Le fils de Shingen, Katsuyori Takeda, lance une contre-attaque malgré l'avis des autres généraux. Le kagemusha doit conduire des renforts à la bataille de Takatenjin, et par son exemple obtient la victoire pour ses troupes.

Les conseils de Nobukado et ses propres qualités font du Kagemusha un seigneur aussi efficace et respecté que le vrai, ce qui renforce la jalousie du prince Katsuyori. Trop sûr de lui, le kagemusha tente de monter le cheval fougueux de Shingen. Quand il est jeté à terre l'imposture est démasquée : l'une des femmes découvre qu'il ne porte pas "la vielle blessure qui se réveille quand l'air refroidit." Il est chassé du palais tandis que Katsuyori, bien qu'il ait été déshérité, prend le contrôle du clan.

Contre l'avis donné jadis par son père, Katsuyori se lance dans une bataille intempestive contre Oda Nobunaga, qui est maître de Kyōto avec 25 000 hommes. Ceci mène à la bataille de Nagashino, le 28 juin 1575 dans laquelle la puissante cavalerie et l'infanterie des Takeda, attaquant en vagues successives, sont fauchées par le feu des mousquets ennemis. Le clan des Takeda est réduit à néant. Le kagemusha, qui a suivi l'armée des Takeda, est témoin du massacre. Dans un ultime geste de loyauté il saisit une lance et se jette contre les défenses de Oda. La dernière image du film montre le corps criblé de balles du kagemusha emporté par le courant aux côtés de la bannière du clan.

Pour Akira Kurosawa, les années 1970 ont été parmi les plus difficiles de sa vie. Après l'échec de Dodescaden en 1970, il sombre dans la dépression et proclame publiquement son refus de travailler une nouvelle fois au Japon. La rédemption passera donc par l'international. D'abord par l'Union Soviétique, qui produit en 1975 un de ses plus beaux films : Dersou Ouzala. Puis, après un nouveau silence de 5 ans, c'est à Hollywood qu'il va trouver des financements. En effet, ce sont deux grands tributaires de son oeuvre, Francis Ford Coppola et George Lucas (qui n'a jamais caché ses emprunts aux films de Kurosawa, notamment La forteresse cachée, pour sa saga de La guerre des étoiles), qui vont produire cette gigantesque fresque sur le pouvoir. De plus, contrairement à ses déclarations antérieures, il renoue ses liens avec la compagnie japonaise Toho, celle qui l'a lancée et qui a produit et distribué quasiment tous ses films. Rappelant le succès critique de Rashomon (1950), premier couronnement d'un film asiatique dans un festival européen avec le lion d'or à Venise en 1951, Kagemusha obtient la Palme d'Or au Festival de Cannes 1980 et le César 1981 du meilleur film étranger. Sans doute le film est-il récompensé pour son profond antimilitarisme, sa réflexion psychanalytique sur le double et sa dimension shakespearienne, à la fois tragique et bouffonne.

Un film profondément antimilitariste

Pour son retour au Japon, Kurosawa reprend donc une trame classique, sur la guerre des clans dans le Japon féodal. Il situe son action entre 1573 et 1575 soit quelques années avant 1586 où opèrent Les sept samouraïs. Le film s'ouvre sur un plan statique de six minutes où Shingen déclare à son double : "Je suis malfaisant comme tu le dis. Je suis une crapule. J'ai banni mon père et tué mon propre fils. Je suis prêt à tout pour régner sur ce pays. La guerre fait rage partout. Si la nation n'est pas unifiée par quelqu'un qui prend le pouvoir, des fleuves de sang continueront à couler et les morts de s'accumuler."

Shingen fait ainsi preuve d'une éthique de responsabilité. Il assume, au nom de l'intérêt supérieur de la nation, le fait de devoir personnellement sacrifier son âme. Ce rêve conduira ses derniers instants où, délirant, il croit voir ses étendards flotter sur Kyoto. Pourtant, ironiquement, c'est la défaite, de son fils, l'anéantissement du clan des Takeda (dans la réalité historique le clan survécut des années sous la conduite de Katsuyori) qui permettra de rétablir la paix. Avec la victoire de Ieyasu Tokugawa en 1575, Le Japon sera alors unifié et vivra en paix, et fermé au monde. Pendant l'ère Tokugawa, les samouraïs seront alors démobilisés, désœuvrées, comme décrits dans Les sept samouraïs. En 1868, année de la réforme de l'empereur Meiji, le Japon s'ouvrira de nouveau à l'occident.

Kurosawa exprime son antimilitarisme par cette inutilité des combats, des batailles et des stratégies militaires. En cela, Kagemusha est tout sauf un film de guerre. La prise du château de Takatenjin ne donne lieu qu'à quelques échanges de coups de feu entre soldats avant que n'apparaisse le double de Shingen qui, par sa seule attitude impassable, va démoraliser l'ennemi et assurer la victoire. La bataille finale ne laisse en contrechamps aux tirs des soldats de Oda et Tokugawa que les regards effarés de l'état-major des Takeda sur leur siège et du double dans les fourrés. Aucun suspens n'est laissé dans la possibilité d'une victoire des assaillants. Seul le contraste entre la puissance de feu de soldats modernes et l'engagement de soldats munis de simples lances suffit à figurer la défaite de ces derniers. En ce sens, on peut aussi voir dans le sinistre arc-en-ciel qui marquait l'avancé du clan Takeda vers son ennemi une évocation du champignon atomique et de la différence d'armement qui devait conduire à la défaite Japon en 1945. C'est la même désolation de corps humains et d'animaux enchevêtrés qui marque ce combat inutile.

La fin annoncée face à une puissance de feu incomparable

Les ombres du guerrier

Nobukado Shingen est un double de son frère beaucoup plus humain et souvent facétieux. Kurosawa nous trompe une première fois dans la séquence qui suit immédiatement le plan fixe initial de six minutes. Lorsque le guerrier vient annoncer la prise de l'aqueduc, les spectateurs occidentaux au moins sont persuadés que c'est le kagemusha qui trône au sein de l'état-major. On ne comprend que plus tard qu'il ne s'agit que de son frère qui joue son rôle habituel et dont on ne montre aux soldats que sa stature vue de loin.

Nobukado a de la sympathie pour le Kagemusha notamment lorsqu'il lui explique son rôle: "Je sais que c'est difficile. J'ai été moi-même longtemps le double du seigneur. C'était une torture. Ce n'est pas facile de s'éliminer soi-même pour devenir un autre. Souvent j'ai voulu être moi et me libérer. Mais maintenant je comprends qui c'était égoïste. L'ombre d'un homme ne peut jamais déserter cet homme. J'étais l'ombre de mon frère et maintenant qu'il est parti, je ne suis plus rien."

Le kagemusha est bien loin de l'éthique de responsabilité de Shingen et du clan Takeda pour lesquels la fin justifie les moyens. Il est tout empli dune éthique de conviction : c'est sa sincérité qui prime. Sa ressemblance est telle avec Shingen que celui-ci envisage même qu'il pourrait être un fils bâtard mais son frère le rassure : il vient du Nord du Japon et ne peut être leur demi-frère. Lorsque Shingen s'interroge : "Comment cette crapule pourrait être mon double ?" Le double se révolte : "Je n'ai volé que quelques pièces, je suis un chapardeur. Mais vous vous avez tué par centaines et volé des domaines entiers. Qui est malfaisant ? Vous ou moi ?" Il n'est ainsi guère impressionné par le rôle qui l'attend. Il ne veut d'ailleurs jouer ce rôle qu'à mi-temps et l'ouverture de la jarre la nuit prouve qu'il a gardé son instinct de voleur. Ce n'est que lorsqu'il voit que le plan de celui qui l'a sauvé va être anéanti par la découverte des trois espions qu'il accepte de jouer sincèrement son rôle. Il le joue alors avec une profonde humanité, réussissant l'épreuve de courage de la bataille de Takatenjin et gagnant le respect des gardiens et des pages par sa parfaite imitation de Shingen, des généraux par son esprit de réparti ainsi que l'affection du jeune Takemaru Takeda.

Une fois chassé, par un jour de pluie, le Kagemusha, qui s'est identifié à Shingen, ne rêve que de revoir le jeune Takeda qu'il ne peut approcher que de loin, parmi la foule les jours de cérémonie et se sacrifie le jour de la bataille. Alors que s'écroulant mort dans l'eau, il croit rejoindre la bannière du clan, son cadavre ne fait que l'effleurer et le courant l'emporte loin de cet événement historique.

Le Kagemusha emporté loin de l'évènement historique

Une fresque shakespearienne

Renonçant aux effets faciles de longues scènes de combats, Kurosawa donne une dimension shakespearienne, à la fois tragique et bouffonne, à sa réflexion sur le pouvoir et le double.

Le plan fixe inaugural de six minutes est en fait un montage dans lequel le même acteur, Tetsuya Nakadai, joue les rôles de Shingen et du voleur. C'est la seule fois où on les voit ensemble. Tetsuya Nakadai, depuis longtemps employé dans les films de Kurosawa dans des seconds rôles (Les sept samouraïs -1954- ; Yojimbo -1961- ; Sanjuro -1962- ; Entre le ciel et l'enfer -1963-), ne peut manquer de se penser comme un double de Toshiro Mifune avec lequel Kurosawa enchaîna les succès entre 1948 et 1965. La réflexion sur l'acteur double donc celle sur le thème du double.

Comme chez Shakespeare, l'humour est très présent au sein de cette tragédie. Les trois espions, qui ne cessent de se tromper dans leurs observations du double de Shingen ou de l'immersion de son corps  dans le lac Suwa, sont traités sur le mode de la comédie. C'est aussi sur le mode comique qu'est montré l'emportement du général face à la colère puéril de Shingen dans l'une des premières scènes ou la déception du kagemusha lorsqu'il apprend qu'il sera privé des maitresses du chef de clan.

Le cauchemar du Kagemusha, somptueusement coloré, est prémonitoire de son destin. Il se compose de deux temps. Le kagemusha est d'abord effrayé par l'apparition de Shingen qui sort de la jarre et s'enfuit. Mais Shingen n'a que faire de son double et s'en détourne bien vite pour revenir sur ses pas. C'est alors le kagemusha qui le poursuit. Des faux raccords expriment l'affolement du kagemusha qui semble perdu dans le décor. Il se dirige alors vers la petite mare en contrebas qui apparait rouge sang puis retrouve sa couleur bleutée lorsque l'eau est foulée aux pieds par le kagemusha qui se réveille en sursaut. Il ne sait alors pas interpréter son rêve, déclarant qu'il se croyait encerclé par des milliers d'ennemis. Pourtant lors de la séquence finale, il apparait de plus en plus maquillé et retrouve l'expressionisme du rêve. Teinté de sang il se dirige vers le fleuve puis disparait dans le courant.

Le rêve prémonitoire d'une fin sanglante

Il a fallu cinq ans à Kurosawa pour préparer son film mais on y retrouve toute l'exigence thématique et formelle de ses chefs d'œuvres et jusque dans les détails. En 1573-1575, c'est la première fois que l'on se sert des armes à feu importées d'Europe au Japon. Le vin, celui que Tokuneda présente à Oda, est également importé alors que les moines franciscains étendent leur influence (Tokugawa n'est pas bouddhiste comme Shingen). Kurosawa mettra de nouveau cinq ans pour préparer Ran où Tetsuya Nakadai trouvera alors son plus grand rôle, celui du Roi Lear, Hidetora Ichimonji.

Jean-Luc Lacuve le 01/11/2015.

Note : la version restaurée en 2K de 2h59 diffère légérement dans son montage de la version proposée sur le DVD de la Fox. Est supprimé le carton introductif juste après le plan de six minutes et le titre : "Au XVIe siècle, le Japon est déchiré par la guerre. Les guerriers qui prendront Kyoto, la capitale régneront sur le Japon. Trois rivaux s'affrontent Shingen Takeda, Nobunaga Oda et Ieyasu Tokugawa. En 1572, Shingen marche sur Kyoto". Après le tir meurtier, le premier à êtrr au courant est Nobunaga Oda puis Ieyasu Tokugawa (c'est l'inverse sur le DVD) et enfin un mystérieux prêtre (absent du DVD).