L'inconnu du Nord-Express

1951

Voir : photogrammes
Genre : Film noir

(Strangers on a Train). Avec : Farley Granger (Guy Haines), Robert Walker (Bruno Anthony), Ruth Roman (Ann Morton), Patricia Hitchcock (Barbara Morton), Laura Elliot (Miriam Haines), Leo G. Carroll (Le sénateur Morton), Marion Lorne (Mrs. Antony), Jonathan Hale (Mr. Antony), Robert Gist (Leslie Hennessey), Howard St. John (Capitaine. Turley), John Brown (Prof. Collins), Norma Varden (Mrs. Cunningham). 1h41.

Devant la gare de Washington, un taxi dépose un homme muni de chaussures blanches et noires dont on suit les pas. Un deuxième taxi dépose un autre homme aux chaussures noires dont on suit également les pas dans la gare jusqu'au quai. Les rails défilent devant le train en marche. De nouveau, dans le couloir, les chaussures des deux hommes se suivent jusqu'au bar.

Lorsque le pied du second touche celui du premier, la conversation s'engage. Le premier, Bruno Anthony, se réjouit de se trouver en présence du tennisman Guy Haines qu'il prétend admirer. Puis il fait allusion au prochain divorce de Guy et à sa relation sentimentale avec Anne Morton, la fille d'un sénateur. Guy est mal à l’aise mais, faute de place dans le wagon restaurant, il doit accepter de déjeuner avec Bruno dans son compartiment privé. Là, Bruno évoque sa relation problématique avec son père qu’il déteste pour, après avoir été renvoyé de trois universités différentes, ne pas le laisser faire ce qui lui plait : conduire les yeux fermés ou piloter un avion. Il fait mention alors du crime parfait : il tuerait Miriam, l’épouse de Guy tandis que Guy tuerait son père, et comme ni l’un ni l’autre n’aurait de mobiles, il serait impossible de les découvrir. Guy fait plaisir à Bruno en faisant semblant de trouver son idée amusante, mais il a tellement envie de s'éloigner de Bruno qu'il laisse derrière lui son briquet gravé de ses initiales et celles d'Anne. Bruno s’en aperçoit et, après un instant d'hésitation, empoche le briquet.

Arrivé à Metcalf, Guy va à la rencontre de Miriam, employée d’une maison de disques, avec laquelle il espère aller chez l'avocat chargé de leur divorce. Mais Miriam n’est pas si pressée. Bien au contraire : enceinte de quelqu'un d'autre, elle veut se faire passer pour une femme abandonnée s'il veut divorcer. Elle est courant des récents succès tennistiques et relationnels de Guy et ne veut plus mettre fin à leur mariage; "Tu peux écraser tes rêves dans un cendrier" lui jette-t-elle à la figure. Guy s'emporte et rudoie un peu Miriam. Un employé doit intervenir pour interrompre la scène de ménage qui risque de dégénérer. Guy s’enfuit sous les menaces de Miriam et, très en colère, téléphone à Ann pour l'informer que son entrevue s'est mal passée et, trois fois, affirme vouloir étrangler Miriam.

Bruno profite d'un soin de manucure par sa mère qui s'inquiète de ses projets excessifs comme de faire sauter la Maison-Blanche. Croyant l'apaiser, elle lui montre un tableau très expressionniste dans lequel Bruno affirme reconnaître un portrait de son père alors que sa mère voulait représenter saint François. Bruno obtient la ligne pour Southampton où Guy dispute un tournoi juste au moment où son père rentre et menace de le faire interner pour ses folies sur la route. Dans son vestiaire à Southampton, Guy est surpris de l'appel de Bruno et quand il lui demande des nouvelles de son divorce, il avoue que l'entrevue s'est mal passée et lui raccroche au nez.

Bruno débarque le matin suivant à Metcalf cherchant dans l’annuaire l'adresse de Miriam. En s'y postant le soir, il la voit prendre le bus en compagnie de deux hommes pour le parc d’attraction. Il la suit et attire son attention, la voyant flattée de ce qu'elle prend pour une tentative de la séduire. Bruno suit le trio au travers du tunnel de l'amour qui conduit en bateau à l'ile de l'amour et, dans la nuit, étrangle Miriam alors que ses lunettes tombent à terre. Il les ramasse avec le briquet qu'il a laissé echapper.Il retourne ensuite précipitamment à quai où l'un des forains remarque son empressement et appelle la police.

Il est 21h30. A la même heure, Guy est dans le train pour Washington où, dans le salon, il est abordé par le professeur Collins de retour de New York passablement éméché après sa conférence.

Lorsque Guy arrive devant sa porte, Bruno qui guettait son arrivée, l'informe que Miriam est morte et insiste sur le fait qu'il doit désormais honorer leur accord. S'il le dénonce, comme Guy en exprime le souhait, il sera considéré comme complice. Guy, tétanisé, n’ose intervenir quand la police passe chez lui pour l'avertir. Il chasse Bruno pour répondre à Anne qui lui demande de se rendre immédiatement au domicile des Morton, où le père d'Anne informe Guy que sa femme a été assassinée et qu’il devra se rendre le lendemain à Metcalf. Barbara, la sœur d'Anne, dit que la police pensera que Guy est le meurtrier puisqu'il a un mobile.

A Metcalf, la police interroge Guy, qui ne peut confirmer son alibi : le professeur Collins rencontré dans le train était tellement ivre qu'il ne se souvient pas de leur rencontre. Le soir, Guy est de retour à Washington et montre à Anne que la police le met sous la surveillance de l'inspecteur Leslie Hennessey. Il reçoit un appel de Bruno qu’il refuse.

Le lendemain, Guy en compagnie de Hennessey sur le môle se félicite d'être tête de série n°5 du tournoi amateur de Forest Hill. Il lui déclare ne pas vouloir passer professionnel pour se consacrer à la politique. Mais son ton change quand il voit Bruno qui l’observe de loin devant les marches du Lincoln Memorial. Le lendemain, Guy reçoit une lettre de Bruno, impatient d'un nouveau rendez-vous, qu’il brûle. Mais, en se rendant avec Anne au musée, il est de nouveau abordé par Bruno qu'il renvoie sèchement. Il reçoit le lendemain un nouveau courrier avec une clé et les plans de la chambre du père de Bruno. L'après-midi, lors de son entraînement, il aperçoit Bruno parmi les spectateurs qui le scrute fixement. Pire, après l'entraînement, il le voit attablé avec des amis français de Anne, les Darville; Anne intriguée reconnaît à sa cravate griffée de son prénom l’homme du musée. Barbara, passionnée par les crimes que lui raconte Hennessey, invite précipitamment les Darville et, incidemment, Bruno pour la réception du jeudi. Bruno pose son regard sur Barbara, dont l'apparence ressemble à celle de Miriam. Cela déclenche un flash-back ;Bruno revoit les flammes dans les lunettes comme avant le meurtre de Miriam.

Le jeudi, Guy reçoit le luger de Bruno et se rend à la fête chez le sénateur Morton en compagnie de Hennessey auquel il annonce vouloir se coucher tôt. Guy a la mauvaise surprise d'y croiser Bruno qui raconte ses élucubrations sur la ductilité mentale au sénateur Morton. Pour amuser une autre invitée, Mme Cunningham, Bruno lui montre comment étrangler une femme. Son regard se pose sur Barbara, et comme la première fois, l'assimile à Miriam et déclenche le flash-back du meurtre ; Bruno serre compulsivement le cou de Mme Cunningham. Des invités doivent intervenir pour l'empêcher de l'étrangler à mort. Barbara dit à Anne que Bruno la regardait en étranglant l'autre femme. Anne, se rendant compte de la ressemblance de Barbara avec Miriam, commence à avoir des soupçons et oblige Guy à lui dire la vérité sur le stratagème de Bruno.

Guy échappe à la surveillance de s'introduit dans la chambre du père de Bruno pour l'avertir des intentions meurtrières de son fils, mais y trouve Bruno qui l'attend. Guy essaie de persuader Bruno de demander une aide psychiatrique, mais Bruno menace de punir Guy pour avoir rompu leur accord.

Anne se rend chez Bruno et tente d'expliquer à sa mère déconcertée que son fils est un meurtrier. Bruno mentionne le briquet manquant de Guy à Anne et affirme que Guy lui a demandé de le rechercher sur le lieu du meurtre. Guy en déduit que Bruno compte le déposer sur les lieux du meurtre pour l'incriminer. Après avoir remporté un match de tennis, Guy échappe à l'escorte policière et se dirige vers le parc d'attractions pour arrêter Bruno.

Lorsque Bruno arrive au parc d'attractions, un forain le reconnaît pour être le meurtrier de Miriam ; il informe la police qu'il pense avoir reconnu Guy. Après l'arrivée de Guy, lui et Bruno se battent sur un manège du parc. Croyant que Guy tente de s'échapper, un policier lui tire dessus, mais tue à la place l'opérateur du manège, provoquant une perte de contrôle du carrousel. Un ouvrier rampe en dessous et applique les freins trop brusquement, détachant le carrousel de son support, piégeant Bruno mortellement blessé en dessous. L'ouvrier qui a appelé la police leur dit que c'est Bruno, et non Guy, qu'il se souvient avoir vu la nuit du meurtre. Alors que Bruno meurt, ses doigts se desserrent pour révéler le briquet de Guy dans sa main. Se rendant compte que Guy n'est pas le meurtrier, la police lui demande de venir au commissariat pour régler les détails.

Quelque temps plus tard, un autre inconnu dans un train tente d'engager la conversation avec Guy de la même manière que Bruno l'avait fait. Guy et Anne s'éloignent froidement de lui.

Le film contient des scènes célèbrissimes : le début, avec la rencontre des deux paires de pieds ; Le fondu-enchaîné sur les mains de Bruno après que Guy ait déclaré vouloir étrangler Miriam ; le meurtre de Miriam vu aux travers de ses lunettes tombées à terre; Bruno ne tournant pas la tête comme les autres spectateurs lors du match de tennis ; le montage alterné entre le match de tennis et Bruno cherchant à récupérer le briquet tombé dans une bouche d'égoût ; la scène finale sur le manège.

     

HItchcock garde nombre de principes expressionnistes : plongées et contre-plongées, cadre débullé, et même tableau expressionniste de la mère de Bruno qui voulait représenter saint François mais dont Bruno perçoit qu'il s'agit de son père

     

Large usage aussi du zoom-avant pour souligner les regards de Guy se découvrant scruté par Bruno ou de Bruno lors du double flash-back sonore initié par le visage de Barbara ressemblant à celui de Miriam avec ses lunettes.

     
     

 

La thèse de Claude Chabrol et Eric Rohmer dans leur Hitchcock (1957, p. 110-111) demeure parfaitement valide :

L'art d'Hitchcock est de nous faire participer par la fascination qu'exerce sur chacun de nous toute figure épurée, quasi géométrique, au vertige qu'éprouvent les personnages, et au-delà du vertige nous faire découvrir la profondeur d'une idée morale. Le courant qui va du symbole à l'idée passe toujours par le condensateur de l'émotion.

Ils distinguent deux figures symboliques, celles de la droite et du cercle. Pour la droite : l'échange matérialisé par un renvoi, un va et vient, dans le match de tennis et l'espace entre les deux protagonistes, dans les mouvements des pas en gros plan par lesquels débute le film, ou le mouvement du train. Et le cercle et le tournoiement, figures de la mort (la femme de Guy est vendeuse de disques) et plus généralement de la névrose du Bruno.

Chabrol et Rohmer résument alors le film en soulignant toutes les figures du cercle : "Dans un compartiment de train roulant en direction de la petite ville de Metcalf, deux hommes conversent : l'un Guy (Farley Granger) est un professionnel du tennis, l'autre Bruno (Robert Walker), se fait passer pour l'un de ses supporters. Bruno parle du vertige de la vie moderne, de l'ivresse de la vitesse, puis il propose à Guy le marché suivant : "Ce qui rend un crime imparfait, c'est qu'on peut remonter des mobiles à l'auteur. Supprimons les mobiles par un échange de crimes. Je tuerai votre femme qui refuse le divorce et vous tuerez mon père.". Guy éconduit Bruno. Il descend à Meclaf et va voir sa femme, vendeuse dans une boutique de disques. Elle lui annonce que bien qu'enceinte des oeuvres d'un autre homme, elle n'est nullement décidée à divorcer maintenant qu'il est sur le chemin de la réussite et va sans doute gagner beaucoup d'argent. Guy ne pourra donc épouser celle qu'il aime, Ann, fille d'un sénateur. Bruno lui décide de prendre les devants. Il guette la femme de Guy tandis qui, en compagnie de deux amis, se rend dans un parc d'attractions . Là croisant un enfant déguisé en cow-boy et qui s'amuse à braquer sur lui un revolver, il fait éclater son ballon d'une brûlure de cigarette. Puis la bande s'embarque sur un lac et sur une petite ile, terminus du "tunnel de l'amour" Bruno étrangle la femme de Guy. La scène est filmée dans les verres de ses lunettes tombées dans l'herbe. L'assassin aura ensuite beau jeu pour faire chanter le tennisman, il le tient sous l'effet d'une espèce d'envoûtement, lui faisant endosser la responsabilité d'un crime en même temps que son profit. Il lui apparaît à chaque détour du chemin comme sa propre image reflétée dans un miroir à peine déformant, comme son double maléfique.

Mais ce parfait technicien du crime est en réalité un névrosé. Etrangler la femme de Guy fut pour lui un plaisir autant qu'un calcul. La haine qu'il porte à son père, le soin dont il entoure sa mère, le désir de destruction d'évasion, sa frénésie machinatrice ne laissent aucun doute sur l'origine œdipienne de cette psychose ; de cette gorge c'est la rondeur et la blancheur qui l'a fasciné. Il retrouvera cette idée sous les espèces de la gorge ronde et des lunettes de la fille cadette du sénateur. C'est celle-ci qu'il contemplera en étranglant par jeu l'une des invités de la soirée où il s'est glissé. La jeune femme est terrorisée se découvrant objet d'un désir dont une autre est victime. Bruno qui s'est à demi trahi, imagine pour brouiller les pistes d'aller déposer dans l'île le briquet qu'il a dérobé à Guy lors de leur première rencontre dans le train. Cela nous vaudra une course poursuite à laquelle prélude une partie de tennis. Bruno perdra un temps précieux en rattrapant son briquet ayant glissé dans une plaque d'égout, tandis que Guy, grâce à la complicité de la sœur d'Ann qui renverse sur l'un des deux détectives chargés de sa surveillance une boite de talc réussit à prendre le train tandis que le disque du soleil s'abaisse sur l'horizon et que Bruno, près du lac attend son tour pour monter en barque. Puis, c'est la fin. Bruno démasqué par le guichetier n'a d'autre ressource que de se précipiter sur un manège en marche que son propriétaire essaie en vain d'arrêter. C'est une bagarre sauvage sur le plancher tournant d'un rythme accéléré, pendant que les enfants rient croyant à un jeu. Les enfants comprennent enfin, le manège éclate et s'effondre dans les hurlements et le fracas des poutres brisées. Bruno est mort. Guy sauvé savourera en paix le fruit d'un crime qu'il n'a pas commis.

La hantise de Bruno ne nous est offerte dans son étrangeté, mais en ce qu'il a de commun avec les plus ordinaires, les plus anodines de nos tendances. Et ceci grâce au truchement de la forme. Qu'il s'agisse du vertige du meurtre, du goût de la machination, de la perversion sexuelle, de l'orgueil maladif, toutes ces tares(…) nous sont dépeintes de façon assez abstraites, universelles, pour que nous puissions établir entre les obsessions du héros et les nôtres une différence de degré, non de nature. L'attitude criminelle de Bruno n'est que la dégradation d'une attitude fondamentale de l'être humain. Dans sa maladie, nous pouvons distinguer altéré, perverti, mais paré d'une sorte de dignité esthétique, l'archétype même de tous nos désirs. Son crime n'est que de mettre à exécution ce que Guy, et nous-mêmes, n'avions pris que pour un jeu de l'esprit, comme le fait également la vieille dame qui lui offre imprudemment son cou. Il exauce en tuant nos souhaits de spectateur, comme il exauce les vœux amoureux du joueur de tennis. "

source : Claude Chabrol et Eric Rohmer Hitchcock , edition Ramsay poche cinéma, 1957