Maesta, la passion du Christ

2015

Genres : Film expérimental, Film biblique

Avec : Jérôme Auger (Jésus), Mathieu Bineau (Jean), Jean-Gabriel Gohaux (Mathieu), Paul Beneteau (Mathieu), Guillaume Boissinot (Philippe), Pierre Josse (Pierre), François Guindon (Simon), Gregory Matkovic (Thomas), Emmanuel Rodriguez (Judas), Sébastien Raud (Jacques le Majeur), Xavier Barbarit (Jacques le Mineur), Gautier Pallancher (Ponce Pilate), Clémence Henry (Marie-Madeleine), Emmanuelle Cosset (Marie). 1h00.

Un triptyque : un temple vide, un petit mont rocheux, une petite montagne surmontant un fond or. Bientôt le panneau central s'emplit de bruit et un cortège emmenant deux crucifiés s'approche du petit mont rocheux. Puis c'est Jesus entouré des Maries et d'apôtres que l'on met en croix. C'est la crucifixion, panneau principale du revers de La Maestà de Duccio. Un zoom arrière dévoile alors l'ensemble des 26 panneaux... vidés de toute présence humaine.

Dans le panneau du bas à gauche un enfant sort de la cité. Il s’occupe en jouant avec ce qu’il trouve au sol. Il aperçoit soudain quelque chose au loin ; on peut lire une immense joie sur son visage. L’enfant rebrousse chemin en criant. En un instant, l’entrée de la ville est envahie par une foule en liesse. C'est L’Entrée à Jérusalem (1). Apparaît alors la cause de cet enthousiasme : Jésus et ses apôtres. Des personnes s’activent : certaines montent aux arbres cueillir des branches d’olivier, d’autres s’occupent de les distribuer. Une grande fête s’annonce dans la cité. Un enfant dépose un drap rouge aux pieds des voyageurs*. Ceux-ci entrent enfin dans Jérusalem, entourés par la foule. Puis la foule entre dans la ville et disparait.

Dans la pièce de droite, on aperçoit au sol une cruche d’eau, une bassine ainsi que des serviettes. Jésus et ses apôtres apparaissent successivement par la porte de gauche. Ils s’installent, quelques-uns se déchaussent en attendant qu’un serviteur vienne leur laver les pieds. Le temps passe, personne n’apparaît. Jésus prend alors l’initiative. C'est Le lavement des pieds (2) Il ôte son drapé, se noue un tablier autour de la taille puis s’agenouille devant Pierre, honteux de cet acte*. Une fois les pieds de Pierre lavés, tout le monde se lève et sort par la porte de droite. Jésus remet son drapé et suit le groupe.

De la porte du fond gauche, derrière la table, sortent les personnages. On ne distingue que des sommets de tête ainsi que des auréoles. À cette table s’installent, au premier plan droit: André, Simon et Jude, puis à gauche : Judas et Jacques le Majeur. Au second plan, en alternance gauche/droite : Jésus, Jean, Pierre, Barthélemy, Jacques le Mineur, Mathieu, Thomas et Philippe. Une servante arrive, des plats à la main. Elle les dispose sur la table. Certains des plats tombent, en raison de l’inclinaison de la table (Pendant toute cette scène, les plats se trouvant sur la table tomberont). Le repas se fait en silence ; apparemment, seul Jésus n’a pas d’appétit. Il est plongé dans ses pensées. Les autres convives cessent de manger ; ils s’interrogent du regard. Jésus tend tristement un morceau de pain à Judas. Cet moment de La Cène (3) symbolise la trahison que ce dernier s’apprête à commettre*.

Tous les autres apôtres sont éberlués et lancent des regards accusateurs à Judas. Sans un mot, Judas se lève, puis jette le morceau de pain offert par Jésus sur la table avec colère. Il quitte la scène par la droite. Le reste de l’assemblée le suit du regard, sauf Jésus, perdu dans ses pensées. Une fois le traître sorti, le repas reprend, mais cette nouvelle a coupé l’appétit des convives. Avec l’accord de Jésus, tout le monde sort de table et quitte la scène par la droite.

Jésus et ses apôtres entrent sur la scène par la droite. Les apôtres s’installent aux pieds de Jésus qui leur fait face, assis sur un banc de bois. Jésus annonce leur prochaine séparation.* Le Christ prenant congé des apôtres (4), une atmosphère de tristesse flotte sur le groupe. Après un moment de réflexion, Jésus se lève et fait signe à ses apôtres de l’imiter. Ils exécutent cette « dernière volonté », puis sortent du champ par la droite...

5. La Trahison de Judas 6. La Prière sur le mont des Oliviers 7. L’Arrestation de Jésus 8. Jésus devant Anne 9. Le premier reniement de Pierre 10. Jésus devant Caïphe 11. Le Christ bafoué 12. Le Christ accusé par les Pharisiens 13. Jésus devant Pilate 14. Jésus devant Hérode 15. Le deuxième interrogatoire par Pilate 16. La Flagellation 17. Le Couronnement d’épines 18. Pilate se lave les mains 19. La Montée au calvaire 20. La Crucifixion 21. La Déposition 22. La Mise au tombeau 23. Les Saintes Femmes au tombeau 24. La Descente aux Limbes 25. Noli me Tangere 26. Le Chemin vers Emmaüs

Film expérimental, Maesta, la passion du Christ de Guérif magnifie l'ample et incroyablement précis travail du Duccio dont on aurait pu croire privé notre siècle pressé. Il n'a ainsi pas fallu moins de sept ans à Guérif pour construire et  mettre en scène, tous les dimanches avec des acteurs amateurs, chacun des  26 panneaux. Chacun de ces travaux d'orfèvre est  un véritable tour de force, une exploration par le cinéma du travail du peintre, du choix des couleurs des vêtements des apôtres, de chaque élément symbolique, à  la mise en place des acteurs qui doivent se jouer d'une architecture issue de la perspective intuitive du peintre du trecento. Après la courte introduction, les 26 panneaux successifs, réunis en une seule image par la magie du split-screen, sont d'abord vidés de toute présence humaine. Puis, dans un unique (faux) plan-séquence vont s'animer avec la magie enfantine que l'on a à ouvrir chacune des petites cases d'un calendrier de l'avant.

Sans recourt à la musique, l'animation humaine est très présente dans les petites interjections, petits sons, petits mouvements des personnages autour  de Jésus. Drôles et rares ces moments font penser à l'humour très précis de Jacques Tati. Cette attention à l'humanité n'empêche pas Guerif de faire taire soudainement toute agitation humaine pour retrouver le moment sacré, le moment tel que l'a figé le peintre dans son tableau et qu'il nous fait apprécier en figeant alors tout mouvement (ce sont les moments marqués "*" dans le résumé ci-dessus). On est bien loin du rapport très approximatif avec la peinture qu'entretiennent Gustav Deutsch dans Shirley, un voyage dans la peinture d'Edward Hopper (2013)ou Lech Majewski dans Bruegel, le moulin et la croix (2011).

Jamais pompeuse chaque scène isolée dans l'écran large participe au majestueux plan séquence qui respecte la vision totale du peintre et, pour les croyants, le destin inexorable, choisi et assumé du Christ.

Dans La ricotta, Pasolini montrait l'échec d'un metteur en scène à recréer une dimension sacrée par la reconstitution  de deux tableaux maniéristes tant les acteurs ne parvenaient pas à prendre ce travail au sérieux. La dimension frivole du mode de l'art s'opposait à l'éternelle souffrance des pauvres dont le mangeur de ricotta faisait l'expérience tragique. En revanche, Godard en montrant ce même travail de reconstitution au travers des difficultés du metteur en scène à trouver la juste lumière, lui redonnait une dimension lyrique dans Passion. Guerif n'introduit pas le monde contemporain depuis l'extérieur mais en fait un élément humble et drôle d'animation qui ne gêne en rien l'éblouissement devant l'image. La frontière entre aura sacrée de la peinture, image fixe du musée, et vérité ontologique du cinéma, sachant capter des fragments de réalité disparait miraculeusement pendant l'heure de La Maesta.

Jean-Luc Lacuve, le 30/11/2015