Prénom Carmen

1983

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Avec : Maruschka Detmers (Carmen X), Jacques Bonnaffé (Joseph Bonnaffe), Myriem Roussel (Claire), Christophe Odent (Le chef), Jean-Luc Godard (Oncle Jean). 1h25.

Une jeune femme pénètre dans la chambre d'un malade. Carmen vient demander à son oncle Jean, cinéaste à l'esprit fatigué, s'il ne pourrait pas lui prêter son appartement pour un certain temps, afin de tourner un film avec des amis. Elle souhaite également qu'il revienne au cinéma en travaillant avec eux.

Quatre musiciens répètent des quatuors de Beethoven.

Une banque est attaquée par Carmen et ses amis, alors que se font entendre les mouvements variés de la musique. Au coeur de la fusillade, Joseph, un jeune gendarme, rencontre Carmen et se sauve avec elle. Joseph fuit en voiture avec Carmen jusqu'à l'appartement de l'oncle Jean, en bord de mer. Il l'aime, mais sans pouvoir véritablement prendre possession d'elle. Il s'intéresse au projet de tournage de Carmen et de sa bande... Ce n'est en fait qu'une habile diversion pour pouvoir mener à bien l'enlèvement d'un homme d'affaires.

Les musiciens répètent d'autres mouvements des quatuors.

Dans les salons d'un hôtel où mange le milliardaire, les prises de vues vont commencer sous la direction de l'oncle Jean. Carmen ne parvient pas à se débarrasser de Joseph, amoureux fou. Elle tente d'enlever l'industriel mais l'entreprise échoue, des coups de feu éclatent, la police arrive. Joseph tire sur les policiers, puis sur Carmen. Elle s'écroule et meurt dans les bras d'un jeune valet.

C'est l'histoire de Carmen, femme fatale à ceux qui l'aiment, que raconte Godard au son de la musique de Bethoven, de Tom Waits et du bruit de la mer.

Il s'agit de retrouver le mythe universel sous une histoire trop connue ; de retrouver ce qu'il y a avant le nom, le prénom ; ce qu'il y a avant Bizet, Beethoven ; ce qu'il y a avant les hommes, la mer. Aller à la pêche du mythe, c'est prélever des fragments du mythe pour les greffer sur la réalité. Les images de la mer ou des répétitions ont ce rôle de rappeler l'universel sous l'histoire la plus simple ou la plus crue.

Retrouver le mythe, c'est d'abord casser la signification immédiate due au montage pour lui redonner sa puissance universelle, au même titre que la musique. D'où ces images de mer ou ces répétitions qui renvoient moins à la psychologie des personnages qu'à leur possibilité de se rappeler, de temps en temps, dans les moments forts ou faibles de leur existence, la présence de l'universel à côté d'eux.

Par instants, les moments coagulent dans des instants de grâce qui tiennent au rapprochement du trivial et de l'universel comme l'histoire d'amour tient aux rapprochements et éloignements successifs des amants. "Tirez-vous", "non", "attirez-moi", "oui" puis "Et si je vous disais de vous tirez maintenant ?", "Non", "Je vous attire", "Oui". C'est la co-présence qui fait sens : pas l'image de la mer ou l'image du métro aérien mais l'image de la mer qui semble appeler celle du métro.

Godard appelle aux mêmes dissociations entre son et image. "Il faut fermer les yeux au lieu de les ouvrir écouter Au clair de la lune avec le fracas des bombes et des mitrailleuses". Claire, la violoniste, fait trop de fautes, mais, sans les fautes, il n'y aurait pas les reprises et les répétitions si nécessaires au lyrisme du film. Les dialogues aussi sont travaillés par la présence, plus universelle, de l'écriture : "Tu ne me demandes pas pourquoi je suis là ?", "Ah oui, ça peut faire du dialogue". Sans ces coprésences, on aura toujours le leitmotiv de monsieur Jeannot : "Mal vu, mal dit".

La dimension tragique est rehaussée par l'appel à tragédie classique. Oncle Jean dit à Carmen, la fille de sa sœur Elisabeth : "Tu as toujours eu des histoires avec le bord de la mer, avec ta mère, comme la petite Electre... Je t'ai toujours dit que tu étais douée pour le malheur." Claire commentera aussi sa partition dans un sens tragique :" Montre ta puissance destin ! Nous ne sommes pas notre propre maître ; ce qui est décidé doit être."

En contrepoint de la beauté tragique classique, la présence du corps. "Quand la merde aura de la valeur, les pauvres naîtront sans cul", "De quoi j'ai envie dans la vie : de montrer aux gens ce qu'une femme fait avec un homme", "Pourquoi est-ce que les femmes existent ? J'ai trouvé, la prison pourquoi ça s'appelle le trou".

Dans cet assemblage, Carmen trouve l'amour, même brièvement : Pourquoi tout tremble, la terre, la maison, moi peut-être. Peut être, mon cul tremble aussi ? Peut-être, peut-être...". Un peut être au monde, juste au moment où il naît, juste au moment où il renaît et avant qu'il ne meurt. Prénom Carmen est fait de ces surgissements comme des vagues ou des phrases musicales qui reviennent sans cesse.

Jean-Luc Lacuve, le 03/11/2009