Histoires du cinéma

1998

1A : Faire une histoire du cinéma c'est raconter Toutes les histoires nées du désir mégalomane de leur réalisateur d'être maître du monde. 1B : Le cinéma se met à exister à développer Une histoire seule, fragile mais la sienne, héritière de la photographie, à chuchoter les histoires des hommes.

2A : Seul le cinéma est capable de projeter les histoires des hommes à tous les peuples, 2B : même si ces histoires sont liées à la Fatale beauté des corps torturés, ceux d'Eisenstein du Caravage ou du Gréco.

3A : Confronté à ce qu'il aurait pu être, un instrument de pensée, confronté aux lâchetés de la guerre, le cinéma n'est plus que La monnaie de l'absolu. C'est en Italie d'abord, dès la fin de la guerre que le cinéma se relève puis, 3B : Une vague nouvelle nait en France permettant égalité et fraternité entre le réel et la fiction, de Langlois à Franju avec Jacques Demy et François Truffaut.

4A : Hitchcock prend Le contrôle de l'univers parce qu'il produit des images dont on se souvient. Il fait mieux qu'Alexandre Dumas, Jules César et Napoléon ou même Cezanne dont mille personnes se souviendront des pommes. Avec le sac à main de Marnie, le chignon de Madeleine dans Vertigo, l'autocar dans le désert de La mort aux trousses, le verre de lait de Soupçon, les ailes du moulin de Correspondant 17, 4B : les signes parmi nous sont visibles par un milliard de spectateurs. Une saturation de signes magnifiques qui baignent dans la lumière de leur absence d'explication sont disponibles au spectateur du cinéma.

Godard se sert d'extraits de films, de bandes d'actualité, de textes de philosophes, de prosateurs et de poètes, de musique et de tableaux pour raconter (par sa propre voix, celle de Michel Cluny et parfois par des voix féminines) une histoire du cinéma en huit émissions. Ce faisant, il ne se présente pas pour autant comme historien du cinéma, qui rivaliserait avec Georges Sadoul ou Maurice Bardèche et Robert Brasillach. Ce qu’il cherche, c’est intégrer l’Histoire du cinéma dans l’Histoire plus vaste de l’art. Ses références sont Elie Faure, André Malraux et Fernand Braudel. Jouant sur les mots et sur la parenthèse qui met en valeur le "s" il envisage la grande Histoire (celle que l’on écrit avec une majuscule pour la différencier) mais constituée de petites histoires. L’œuvre qui en résulte est d’un genre tout à fait nouveau, œuvre de créateur et non d’historien.

Toutes les histoires, retrace de façon presque linéaire les cinquante premières années de l’industrie du cinéma, de l’essor d'Hollywood à son déclin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le cinéma, pour Godard, n’a pas joué de son pouvoir documentaire et a manqué son rendez-vous avec l'Histoire. "L’achèvement s’est fait au moment où on n’a pas filmé les camps de concentration. À ce moment-là le cinéma a totalement manqué son devoir […] Le cinéma aujourd’hui est devenu autre chose qui cherche moins à voir le monde qu’à le dominer"

Le second épisode, Une histoire seule, présente le cinéma comme héritier des mouvements artistiques (impressionnisme) et des techniques du XIXe siècle (photographie). Cette réflexion se poursuit dans l’épisode suivant où Seul le cinéma a su projeter en grand et faire voir la diversité du monde, accomplissant le rêve de Baudelaire dans "Le Voyage". Après Fatale Beauté, qui traître essentiellement des relations hommes-femmes, La Monnaie de l'absolu semble reprendre l’Histoire du cinéma là où le premier épisode l’avait laissée : le néoréalisme et le documentaire retrouvent la peinture italienne. Une Vague nouvelle inscrit le cinéma dans l’histoire des arts ; les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague sont présentés comme les enfants de la libération et du Musée. Lui-même, Godard, tient le rôle de gardien du Musée du réel (en référence au « Musée du cinéma » d’Henri Langlois et au « Musée imaginaire » d’André Malraux). Le Contrôle de l'univers évoque la puissance sur l’imaginaire du cinéma américain à travers la figure d'Alfred Hitchcock, défini comme « le seul poète maudit à avoir connu le succès". Enfin, dernier épisode, Les Signes parmi nous reprend des séquences de la totalité de ses films tournés au cours des années 90, en guise de commentaire final, omme une sorte de signature.

Au début du 1A, Godard se met en scène comme démiurge, assis devant sa machine à écrire travaillant au scénario ou au montage et debout devant son rayonnage de livres. Il s'effacera ensuite devant les textes des autres et se permettra des postures plus drôles ou plus modestes. Il condense alors ses propos sous forme de slogans, souvent bien connus, qui ne passent plus par la bande-son mais interviennent sous forme de cartons sur la bande-image.

Celle-ci alterne extraits de films, tableaux et cartons de textes. Souvent ces trois éléments se superposent progressivement ou violemment s'effacent ou clignotent, à moins que l'un d'eux ne vienne percer le premier pour apparaître au premier plan puis s'effacer.

Dans ce grand poème épique et funèbre Godard tente de relier la vie et la mort, les anciens et les modernes dans l'histoire souffrante et éternelle de la beauté cherchant à s'imposer et parfois hélas à collaborer avec la mort et l'horreur.

Grâce aux ressource de la vidéo, Godard veut aller plus loin que André Malraux et son musée imaginaire et prouver au travers de ces Histoires du cinéma que le cinéma est le musée du réel. Cette tâche prométhéenne se heurte à la vision tragique, non réconciliée, que Godard porte sur le monde : montrer des images n'a de sens que si l'on peut transformer le monde. Mais le cinéma montre justement qu'il ne peut se passer de l'horreur. Reprenant les textes de Maurice Blanchot, Godard conclut ses histoires du cinéma en ces termes :

"L'image est bonheur mais près d'elle le néant séjourne. Et la toute puissance de l'image ne peut s'exprimer qu'en lui faisant appel.(…) L'image capable de nier le néant est aussi le regard du néant sur nous. Elle est légère et il est immensément lourd. Elle brille et il est cette épaisseur diffuse où rien ne se montre."

En d'autres termes, le cinéma ne peut exister qu'avec l'horreur. La mort de l'un signifierait la mort de l'autre, la survie de l'un ne se faisant qu'au prix de la survie de l'autre. Et Godard de rappeler tout au long des huit épisodes que le cinéma n'a pas empêché la seconde guerre mondiale et les camps d'extermination ou que le cinéma est a gun and a girl, séduction et pornographie, résistance et collaboration.

Dès lors, seul le montage peut donner forme à la coexistence de l'image artistique et de l'horreur du monde. C'est cette coexistence qui est source d'émotion et qui rend compte de la vraie nature de l'homme, debout, lucide face au monde.

L'importance du montage est à ce point décisif qu'il ne peut faire l'objet d'un épisode unique puisque présent dans tous. Les huit titres de chacun des épisodes sont rappelés dans chacun des épisodes à partir du 2A. Mais s'en intercale toujours en autre, un neuvième, omniprésent : " Montage mon beau souci ".

 

Genèse

Avant d'être invité en 1978 au Conservatoire d'art cinématographique de Montréal pour donner quatorze conférences sur l'histoire du cinéma, Jean-Luc Godard avait déjà proposé, mais sans succès, à la télévision italienne un projet sur le sujet en collaboration avec Henri Langlois. Il est important pour comprendre Histoire(s) du cinéma de mentionner ici le rôle considérable du directeur de la Cinémathèque française (mort en 1977) sur la formation des cinéastes de la Nouvelle Vague. Grâce aux programmations d'Henri Langlois, qui faisait naître une histoire du cinéma non pas à partir d'une chronologie mais à partir des rapprochements stylistiques ou thématiques entre les films, Jean-Luc Godard appréhendait déjà le cinéma par associations d'idées.

Et c'est à partir d'extraits cinématographiques qu'à Montréal il construisit ses conférences. A son retour, il les réunit dans un livre, Introduction à une véritable histoire du cinéma, véritable en ce sens qu'elle serait faite d'images et de sons, et non de textes, même illustrés. Dans cet ouvrage, il propose une confrontation entre ses propres films et ceux qui font déjà partie de l'Histoire, par un montage de textes et de photogrammes dont il grossit la trame pour qu'elle ressemble à celle de la vidéo. Cette suite d'expériences semble être à l'origine du projet Histoire(s) du cinéma, qui se concrétise en 1987 avec la télévision française (dix épisodes sont alors prévus).

Les deux premiers chapitres, Toutes les histoires et Une histoire seule, sont présentés à Cannes en 1987 et diffusés à la télévision en 1989. Tandis que Les Histoire(s) du cinéma 1A et 1B ont fait l'objet d'une large visibilité et de nombreux écrits depuis leur diffusion sur Canal+ en 1989, près de dix ans de silence les séparent d'une suite attendue depuis longtemps. Prémices évidents d'un "work in progress", les deux premiers épisodes sont complétés en 1995 de manière officielle par les épisodes 3A et 4B, montrés au festival de Locarno, puis à Cannes la même année.

Au temps du travail d'historien effectué par Jean-Luc Godard s'ajoute le temps des nombreuses négociations de droits par Gaumont, créant un étirement de la production, inséparable de sa diffusion. Il est intéressant, d'un point de vue de l'histoire de la critique, de remarquer que pendant cette attente, pour pallier le manque d'information, un relais de transmission écrite a remplacé la matière visuelle inexistante. Ce phénomène, dont on peut se demander si Jean-Luc Godard ne l'a pas personnellement anticipé, a contribué à rendre mythique Les Histoire(s) du cinéma. En effet, pendant cette période, certains épisodes ont été vus par les proches de Jean-Luc Godard, qui se sont chargés d'en rapporter l'expérience. C'est ainsi qu'un premier article important sur le sujet, de Jonathan Rosenbaum, est publié dans le numéro 22 de Trafic, puis un autre, de Dominique Païni, dans le numéro 221 d'Art Press en mai 1997.

En 1999, paraissent enfin les quatre livres, fidèles au projet écrit de Introduction à une véritable histoire du cinéma puis, quelques mois après, les quatre cassettes vidéo et, récemment, les CD de la bande-son qui, hormis le caractère commercial de l'opération, constituent la preuve de la triple entrée de lecture possible des Histoire(s).

Les Histoire(s) du cinéma se présentent maintenant sous la forme de quatre couples de deux chapitres, donc au total huit épisodes : 1A, 1B, 2A, 2B, 3A,3B, 4A, 4B.

Chaque épisode est construit sur une structure identique : deux dédicaces servent d'ouverture, puis apparaît le générique des producteurs (Gaumont / Périphéria…). Les sons et les images sont ensuite rythmés par un défilement des huit titres des Histoire(s), dans l'ordre et l'un après l'autre en lettres capitales, comme un leitmotiv permettant de resituer ce que l'on voit au sein de l'ensemble plus large du projet. C'est seulement à la moitié environ de la vidéo que le numéro et le titre du chapitre sont enfin annoncés, et l'épisode se termine par "à suivre" (sauf le dernier, car les Histoire(s) sont bel et bien achevées.)

Même si les deux premiers épisodes ont été légèrement modifiés depuis leur version d'origine, les Histoire(s) conservent les traits récurrents du style godardien que l'on trouvait déjà en 1988 : le bruit de la machine à écrire (comme le "tac, tac" d'une mitraillette), les bancs titres dont la typographie, en capitales, est là pour assagir le flot de signes, et la pellicule qui circule sur le banc de montage. La surimpression, le ralenti de l'image et la superposition des sons forment toujours la matrice syntaxique des Histoire(s).

 

Composition

Depuis Numéro deux (1975), le réalisateur exploite les possibilités de montage de la vidéo : incrustations de textes, clignotements, ralentissements, arrêts sur image sont devenus, si on les associe à une bande son autonome de plus en plus sophistiquée, la syntaxe nécessaire à l'élaboration du discours. Si Jean-Luc Godard avait déjà recours depuis longtemps à de tels procédés, qui font émerger le sens à partir de la confrontation, ceux-ci sont l'exacte forme correspondant aux Histoire(s) du cinéma. A la manière des Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes 2, qui pose l'oeuvre comme résultante d'un montage subtil de sources littéraires avouées, Histoire(s) du cinéma constitue un essai sur le cinéma par le cinéma via la vidéo, qui n'existe que par l'appropriation réorganisée de citations devenues propriété de tous, comme l'indique la mention "NON(C)JLGFILMS".

D'une audace extrême, quand on sait la basse considération que subit l'oeuvre d'art reproductible, d'autant plus qu'elle est ici reproduction de reproductions, ce work in progress montre l'histoire en train d'être écrite (rythmée par le bruit récurrent de la machine à écrire) et en train d'être vue (le bruit de la table de montage). Jean-Luc Godard, lorsqu'il nous rappelle dans le premier épisode que "vidéo" signifie "je vois", explique ainsi combien "la vidéo[lui] a appris à voir le cinéma et à repenser le travail du cinéma d'une autre manière".

Jean-Luc Lacuve le 31/05/2005

Source : Marie Anne Lanavère pour Le site de l'Encyclopédie Nouveaux Médias, réalisation du Centre Georges Pompidou.

Ressources internet : http://cri-image.univ-paris1.fr/celine/celinegodard.html ; http://cri-image.univ-paris1.fr/celine/2a.html et suivantes

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