In girum imus nocte et consumimur igni

1978

"Je ne ferai, dans ce film, aucune concession au public." In Girum...semble d'abord réitérer l'attaque contre le spectateur contemporain amorcée dans La société du spectacle.

Sur une première photographie de spectateurs petits bourgeois, Debord affirme, off, que l'évasion que ceux-ci viennent chercher au cinéma, ils ne la trouveront pas dans son film. Il accumule alors des photographies publicitaires de bourgeois très aisés dans leurs appartements luxueux. Il les décrit au bain, en famille, jouant au Monopoly ou entre amis comme le rêve supposé de ces petits bourgeois, employés et fonctionnaires qui sont la masse des spectateurs. Ceux-ci, esclaves ignorant de leur aliénation, obligés de tout faire par eux-même, n'obtiennent en échange rien d'autre qu'une marchandise dévalorisée par la consommation de masse.

Toutes les images de la société du spectacle séparent de la vraie vie et Debord de cadrer tel détail de ces photographies : télévision, enfants, ou femmes dénudées pour déverser d'un ton calme son fiel et ses injures sophistiquées sur les spectateurs que nous sommes. Zorro, et Robin des bois sont convoqués comme exemples d'images infantilisantes données en pâture au spectateur asservi. Debord réfute au passage toute pédagogie des images. Celles-ci sont seulement capables de convaincre les convaincus ; les cadres dirigeants verront dans la photo du gouvernement (Messmer ou Chirac) des bonnes têtes capables et les ouvriers verront dans la photo de leurs leaders syndicaux (Séguy) ou politique (Marchais ou Mao) de bonnes têtes d'ouvriers.

Sur la musique de Couperin et avec des photographies de Paris vues d'avion, Debord décide d'abandonner les spectateurs de cinéma pour passer à l'examen d'un sujet plus important : lui-même. La société du spectacle est abandonnée pour la description du Paris qui accueillis Debord en 1959. Le Paris d'autrefois était habité par les classes populaires comme semble le prouver l'ouverture des Enfants du paradis. Un Paris où les ouvriers ne travaillaient pas (!) mais dansaient et s'amusaient à l'image de ce nouvel extrait des Enfants du paradis dans le cabaret du rouge-gorge où Lacenaire fait régner la loi. Celui-ci est convoqué sans grande distance comme le modèle de Debord. Recherchant la vraie vie par sa guerre ouverte à la société et y parvenant par le crime, il regretta de n'y être pas parvenu par sa plume.

Debord accumule alors les bonnes images : celles de Carné où Jules Bery incarne le diable dans Les visteurs du soir, celles de Cocteau où les jeunes poètes des Enfants terribles regardent la mort les yeux dans les yeux. Certes ce Paris n'est plus mais d'y avoir été au bon moment est suffisant pour être entré dans l"histoire des révolutions.

S'ajoute ainsi une nouvelle série de bonnes images celle de l'internationale situationniste, photographie ou bande filmée, dans les cafés, dans la nuit "prête à mettre le feu au monde pour qu'il ait plus d'éclat". Ces images dont le léger ridicule n'échappe pas à Debord sont mises en parallèle avec celles de la bande dessinée Prince Vaillant pour en expliquer à la fois la maladresse archaïque mais aussi la beauté et l'énergie.

La troisième partie est probablement la plus émouvante. Si Debord politique a été pillé dit-il, le Debord cinéaste l'a moins été. Et il y voit là un paradoxal signe d'espoir dans la possibilité que son œuvre cinématographique serve plus tard la révolution.

Le temps du Paris pré-révolutionnaire n'est plus, les travellings élégiaques de la lagune de Venise prédominent et pourtant Debord n'a rien perdu se son énergie. Les extraits de Erol Flynn en Custer attaquant les Indiens tirés de La charge fantastique ou du même Erol Flynn à la tête du 27ème lancier dans La charge de la brigade légère sont détournés pour signifier que, même si la bataille est perdue, la guerre contre la société du spectacle peut être gagnée. Seule la pratique de la révolution peut aider la révolution. Toute théorie qui prédirait son échec serait rendue caduque par une nouvelle révolution ponctuelle, chemin nécessaire vers la victoire finale. C'est pourquoi Debord refuse toute récupération de sa gloire passée, organise sa disparition (photos de sa fermette à Florence) comme une légende qui menacera un jour la société.

En incrustation : Reprendre tout depuis le début.

 

In Girum imus nocte et consumimur igni ("nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu") : le palindrome latin, égrené pédagogiquement lettre par lettre au début du film, exprime le romantisme échevelé dans lequel Debord drape ce qui n'est, d'après lui, que l'échec ponctuel de la révolution qu'il mena dans la grande forme de la culture et de l'art qui lui sert de tombeau. Extrait de l'Énéide, le vers de Virgile, exprime en effet le premier échec de la fondation de la nouvelle Troie par Énée, échec que l'histoire couronnera lorsque les descendants de celui-ci, Romus et Romulus créeront Rome.

Jean-Luc Lacuve le 25/01/2006