Le dictateur

1940

Thème : Résistance

(The great dictator). Avec : Charles Chaplin (Le barbier et Hynkel, dictateur de Tomania), Paulette Goddard (Hannah), Jack Oakie (Napaloni, dictateur de Bacteria), Reginald Gardiner (Schultz), Henry Daniell (Garbitsch), Billy Gilbert (Herring), Grace Hayle (Madame Napaloni). 2h05.

Sur le front occidental en 1918, un soldat juif combattant pour la nation des puissances centrales de Tomainia sauve vaillamment la vie d'un pilote blessé, le commandant Schultz , qui transporte des documents précieux qui pourraient assurer la victoire de la Tomainia. Cependant, après avoir manqué de carburant, leur avion s'écrase sur un arbre et le soldat devient amnésique. Après avoir été secouru, Schultz est informé que Tomainia s'est officiellement rendue aux forces alliées, tandis que le soldat est emmené dans un hôpital.

Vingt ans plus tard, toujours amnésique, le soldat quitte l'hôpital pour reprendre son ancien métier de barbier dans le ghetto. Le ghetto est maintenant gouverné par Schultz, qui a été promu dans une Tomainia devenue une dictature sous l'impitoyable régime d'Adenoid Hynkel.

Le barbier tombe amoureux d'une voisine, Hannah, et ensemble, ils tentent de résister à la persécution des forces militaires. Les troupes d'assaut capturent le barbier et sont sur le point de le pendre, mais Schultz le reconnaît et le sauve. Le barbier reconnaît aussi Schultz en lui reviennent les souvenirs de la Première Guerre mondiale et il retrouve bientôt toute sa mémoire.

Pendant ce temps, Hynkel essaie de financer des forces militaires sans cesse croissantes en empruntant de l'argent à un banquier juif, Hermann Epstein, ce qui permet d'assouplir temporairement les restrictions sur le ghetto. Cependant, finalement, le banquier refuse de lui prêter l'argent. Furieux, Hynkel ordonne une purge des Juifs. Schultz proteste contre cette politique inhumaine et est envoyé dans un camp de concentration. Il s'échappe et se cache dans le ghetto avec le barbier. Schultz essaie de persuader la famille juive d'assassiner Hynkel dans un attentat suicide, mais ils sont dissuadés par Hannah. Les troupes fouillent le ghetto, arrêtent Schultz et le barbier et lesenvoient tous les deux dans un camp de concentration. Hannah et sa famille fuient vers la liberté dans un vignoble du pays voisin d'Osterlich.

Hynkel a un différend avec le dictateur de la Bacteria, Benzino Napaloni, au sujet du pays qui devrait envahir l'Osterlich. Les deux dictateurs se disputent à propos d'un traité pour régir l'invasion, tout en dînant ensemble autour d'un buffet où trône un pot de « moutarde anglaise ». La querelle s'échauffe et se transforme en une bataille de nourriture, qui n'est résolue que lorsque les deux hommes, mangent de la moutarde piquante, sont obligés de coopérer. Après avoir signé le traité avec Napaloni, Hynkel ordonne l'invasion d'Osterlich. Hannah et sa famille sont piégés par la force d'invasion et battus par une escouade de soldats en transit.

S'échappant du camp dans des uniformes volés, Schultz et le barbier arrivent à la frontière d'Osterlich, où une foule se presse pour assister au discours de Hynkel. Mais, le vrai Hynkel est confondu avec le barbier alors qu'il chasse le canard en civil. Assommé, il est emmené au camp. Schultz dit au barbier d'aller sur l'estrade et de se faire passer pour Hynkel. C'est leur seul moyen de leur sauver la vie une fois qu'ils auront atteint la capitale d'Osterlich. Le barbier n'a jamais prononcé de discours public de sa vie, mais il n'a pas d'autre choix. Il annonce qu'il (en tant que Hynkel) a changé d'avis. Il prononce un discours passionné pour la fraternité et la bonne volonté, encourageant les soldats à lutter pour la liberté et à unir le peuple au nom de la démocratie.

Il adresse alors un message d'espoir à Hannah : " Regarde, Hannah. L'âme de l'homme a reçu des ailes, et enfin il commence à voler. Il vole dans l'arc-en-ciel, dans la lumière de l'espoir, dans le futur, l'avenir glorieux qui vous appartient, à moi et à nous tous." Hannah entend la voix du barbier à la radio. Elle se tourne vers le soleil levant et dit à ses semblables : "Écoutez !"

Le film est une condamnation totale du régime nazi, du fascisme et de l'antisémitisme, alors que l'Amérique ménage Hitler et refuse de s'engager dans le conflit mondial. Pour ce film de propagande, Chaplin engage sa réputation, son argent et renonce au personnage de Charlot. Film comique d'une perpétuelle invention, il est le premier film parlant de Chaplin qui a résisté pendant 13 ans à la parole au cinéma pour mieux la prendre dans le monologue final, souvent cité comme l'un des plus célèbres du cinéma.

Genèse

Lors d'un voyage à Berlin en 1931, à l'époque où Hitler et son parti nazi prenent de l'importance, Chaplin, devenu internationalement populaire, est assailli par des fans. Agacés, les nazis publient un livre intitulé Les Juifs vous regardent (1934), décrivant le comédien comme "un acrobate juif dégoûtant" (bien que Chaplin ne soit pas juif). Ivor Montagu, un ami proche de Chaplin, raconte qu'il a envoyé au comédien une copie du livre et a toujours cru que Chaplin avait décidé de riposter en faisant Le dictateur. Dans ses mémoires, Mon père, Charlie Chaplin Jr., décrit son père comme étant hanté par les similitudes de fond entre lui et Hitler ; ils étaient nés à quatre jours d'intervalle en avril 1889, et tous deux avaient atteint leurs sommets actuels après avoir connu la pauvreté.

Mais Chaplin voulait, bien au-delà de ces considérations personnelles, s'attaquer à l'escalade de la violence et de la répression des Juifs par les nazis dont l'ampleur lui a été personnellement transmise par ses amis juifs européens et ses collègues artistes.

Selon la biographie de Jürgen Trimborn sur la cinéaste de propagande nazie Leni Riefenstahl, Chaplin et le cinéaste français René Clair ont vu ensemble Le triomphe de la volonté de Riefenstahl lors d'une exposition au Musée d'art moderne de New York. Le cinéaste Luis Buñuel rapporte que Clair était horrifié par la puissance du film, criant que cela ne devrait jamais être montré ou que l'Occident était perdu. Chaplin éclate de rire au film. Il l'a utilisé pour inspirer de nombreux éléments du Dictateur en le visionnant à plusieurs reprises. Chaplin a pu imiter de près les manières d'Hitler. Le discours de rassemblement de Hynkel vers le début du film, prononcé dans un charabia à consonance allemande, est une caricature du style oratoire d'Hitler, que Chaplin a également étudié attentivement dans les actualités.

La nature répressive et les tendances militaristes du Troisième Reich étaient bien connues à l'époque. Hitler avait déjà été allégoriquement mis au pilori dans Le testament du Dr Mabuse ( Fritz Lang, 1933). To be or not to be (Lubitsch,1942) traitera de thèmes similaires et utilisera aussi un personnage d’Hitler à identité erronée. Mais, précurseur de tous les films anti-nazis hollywodiens, c'est aussi Chaplin qui va le plus loin dans la parodie. Benzino Napaloni est une parodie de Benito Mussolini, le Duce d'Italie et une référence à l'empereur Napoléon Bonaparte. Garbitsch est une parodie de Joseph Goebbels. Il est le fidèle secrétaire de l'Intérieur et ministre de la Propagande de Hynkel. Herring est  une parodie d'Hermann Göring. Il est le  ministre de la Guerre d'Hynkel. Il supervise les démonstrations d'armes nouvellement développées, qui ont tendance à échouer et à ennuyer Hynkel.

Chaplin prépare ainsi le film tout au long de 1938 et 1939 et commence le tournage en septembre 1939, six jours après le début de la Seconde Guerre mondiale. Il termine le tournage près de six mois plus tard.

La musique du film est écrite et composée par Meredith Willson :

J'ai vu [Chaplin] prendre une bande-son et la couper et la recoller ensemble et produire certains des effets les plus inattendus ; des effets auxquels un compositeur n'aurait jamais pensé. Ne vous faites pas d'illusions à propos de ce talent là. Il aurait été excellent dans n'importe quoi – musique, droit, danse classique ou peinture – maison, enseignement ou portrait. J'ai obtenu le crédit pour la partition musicale du Dictateur, mais les meilleures parties étaient toutes les idées de Chaplin, comme l'utilisation du "Prélude" de Lohengrin dans la célèbre scène de danse du globe-ballon (And There I Stood With My Piccolo. New York,1948).

Selon Meredith Willson, la scène dans laquelle Chaplin rase un client sur la danse hongroise n ° 5 de Brahms avait été préparée avant son arrivée, en utilisant un enregistrement de phonographe pour le chronométrage. La tâche de Willson était de le réenregistrer avec tout l'orchestre du studio, en adaptant la musique à l'action. Ils avaient prévu de le faire minutieusement, en enregistrant huit mesures ou moins à la fois. Chaplin décide cependant d'enregistrer au moment du tournage au cas où quelque chose serait utilisable. Willson a écrit plus tard, "par une chance incroyable, nous avons réussi à saisir chaque mouvement, et ce fut la première et la seule prise de la scène"

Deux polémiques contemporaines : Wagner et la représentation des camps

De nombreux commentateurs ont noté l'utilisation par Chaplin du Prélude de Lohengrin de Wagner lorsque Hynkel danse avec le globe-ballon mais aussi, paradoxalement, près de la conclusion lorsque Hannah en exil écoute le discours du barbier juif célébrant la démocratie et la liberté. La musique est interrompue pendant la danse du dictateur, mais on l'entend jusqu'à son point culminant et son achèvement dans le discours pro-démocratie du barbier. Comment Wagner peut-il à la fois contribuer à souligner une vision progressiste de l'individualisme humain et une vision fasciste de la domination absolue ? Comment la musique du compositeur allemand peut-elle à la fois signifier un désir d'intégrité humaine perdue et le pouvoir autoritaire ?

La double utilisation de Lohengrin par Chaplin pointe des conjonctions entre la culture nazie et le divertissement hollywoodien. Comme Adorno, Chaplin comprend Wagner comme pouvant célébrer la naissance du fascisme, comme œuvre d'art totale ; et l'origine de la culture de masse, son utilisation dans l’art le plus représentatif du XXe siècle. Contrairement à Adorno, qui identifie la culture de masse américaine et le spectacle fasciste, Chaplin veut croire que son public fasse des distinctions cruciales entre deux wagnérismes concurrents. Tous deux reposent sur la force motrice des désirs utopiques, sur la promesse d'un dépassement de soi et d'une collectivité authentique, mais ils canalisent ces aspirations mythiques dans des directions fondamentalement différentes. Bien que Chaplin soit conscient de l’utilisation de Wagner par la politique nazie, il ne veut pas radier Wagner de la culture du XXe siècle.

Chaplin a déclaré plus tard (Mon autobiographie, 1964) qu'il n'aurait pas fait le film s'il avait connu la véritable ampleur des crimes des nazis. Après que l'horreur de l'Holocauste soit révélé, les cinéastes interrogent toujours la façon de représenter ou d’évoquer ce que Claude Lanzmann notamment a qualifié d’irrepresentable (tout en donnant sa bénédicton à une évocation sonore dans Le fils de Saul (László Nemes, 2015)

La fin de Charlot

Ayant été le seul cinéaste hollywoodien à continuer à faire des films muets jusque dans la période des films sonores, Chaplin fait du Dictateur son premier vrai film sonore après la sortie quatre ans plus tôt des Temps modernes (1936). Le dictateur présente toutefois plusieurs scènes sans dialogue, plus en accord avec les films précédents de Chaplin.

Car c’est aussi le premier film de Chaplin sans le personnage de Charlot, ici remplacé par  le barbier juif. Dès le début de la production en 1937, Chaplin déclare qu'il ne jouera pas le vagabond dans un film sonore. Chaplin reconnaît néanmoins un lien entre le vagabond  et le barbier. Le barbier a plus qu'une ressemblance passagère avec le vagabond, portant même le chapeau melon et la canne familiers. La similitude entre le barbier et le vagabond permet sans doute à Chaplin de rompre avec son ancien personnage dans le sens de la caractérisation, mais de capitaliser sur lui dans un sens visuel. Il peut s’agir d’une volonté de Chaplin de maintenir sa popularité auprès des cinéphiles, dont beaucoup en 1940 n'avaient jamais vu un film luet. Chaplin crée ainsi un nouveau personnage à partir de l'ancien, mais il compte sur la popularité de Charlot pour amener le public dans les cinémas pour sa première incursion dans le son et sa déclaration politique la plus audacieuse . Le monologue final de Chaplin a souvent été répertorié par les critiques, les historiens et les cinéphiles comme peut-être le plus grand monologue de l'histoire du cinéma

Réception

Le film a été bien accueilli aux États-Unis au moment de sa sortie. Avec des entrées en  salles de 3,5 millions de dollars, il est le deuxième film le plus rentable de 1940. Le film est également populaire au Royaume-Uni malgré les craintes de Chaplin que le public en temps de guerre n'aime pas une comédie sur un dictateur.  Au cours de la production du film, le gouvernement britannique avait annoncé qu'il l'interdirait au Royaume-Uni, conformément à sa politique d'apaisement concernant l'Allemagne nazie. Mais au moment de la sortie du film, le Royaume-Uni est en guerre avec l'Allemagne et le film est accueilli en partie pour sa valeur de propagande. Le film est en revanche interdit dans plusieurs pays d'Amérique latine, où il y avait des mouvements actifs de sympathisants nazis.

Le dictateur prouve sans équivoque l'importance du choix politique pour Chaplin. Cette prise de position passionnée contre le fléau nazi, Chaplin va d'ailleurs l'appuyer en prenant la parole à plusieurs reprises dans des meetings en 1941 et 1942 pour demander l'ouverture d'un second front en Europe afin de venir en aide à l'URSS agressée par l'Allemagne. Ce qui le fera taxer de sympathisant communiste par certains fanatiques.

À sa sortie en France en 1945, le film devient le film le plus populaire de l'année avec 8 280 553 entrées. Depuis sa popularitéen salles ou critique ne se dément pas. Il est élu n°24 sur la liste des  100 plus grands films par les Cahiers du cinéma en 2008.

Jean-Luc Lacuve, le 30 décembre 2021