Carré 35

2017

Avec : Eric Caravaca. 1h07.

Éric Caravaca interroge sa mère sur son silence au sujet de sa sœur aînée, morte à l’âge de trois ans, et dont elle n'a gardé aucune photographie et peine à prononcer le prénom, Christine. Elle raconte qu'elle se portait bien jusqu'à ce qu'elle découvre qu'elle était atteinte de la maladie bleue qui la privait parfois soudainement de respiration. Ainsi une nuit, la mère a découvert son enfant  morte dans son lit, apaisée, la tête sur le côté.

Éric Caravaca ne semble pas convaincu. Ses recherches sur internet lui ont appris que la maladie bleue était souvent associée à la trisomie.

Père d'un petit garçon, Éric Caravaca tourne les pages des albums de photos de famille, revoit des films tournés en 8 millimètres sur le mariage de ses parents, originaires d'Espagne,  à Casablanca où la vie est plus facile. Ils avaient l'air si heureux avant que ce malheur ne les frappe.

Sur les passeports de ses parents, il découvre qu'aucun des deux n'était  là cette fameuse nuit du 24 décembre 1963 où sa sœur est morte. Sa mère s'est envolée d'Orly et son père de l'aéroport  d'Alger pour rejoindre Casablanca.

Pour retrouver trace  de sa sœur, Éric Caravaca traverse l'océan et se rend au cimetière de Casablanca dans le Carré 35 où est sensé être enterrée sa sœur. Le carré 35 n'existe plus mais sachant qu'elle est enterrée près de ses grands-parents paternels, Éric retrouve la tombe curieusement bien entretenue. La photographie sur la pierre tombale est toutefois absente. Seul l'épitaphe "Petite mésange quand tu poseras tes pattes sur cette tombe, rappelle à notre enfant que chaque jour qui passe rapproche papa et maman d'elle" est restée intacte. Le gardien du cimetière lui donne les coordonnées d'une femme en Espagne qui s'est occupée de la tombe, scandalisée qu'elle ait été vandalisée et la photo disparue.

Apprenant que son père avait commencé une chimiothérapie, Éric l'interroge.  Affaibli, le père déclare que Christine était bien trisomique mais semble se souvenir qu'elle est morte à quatre mois.

Éric tente alors de dérouler la vie oubliée de ses parents. Heureux jusque là à Casablanca, ils déménagent en Algérie en 1960 juste après la naissance de Christine pour échapper à la honte qui s'attache alors sur les parents d'enfants handicapés. Cette honte est particulièrement injuste. Elle a  donné leu aux horreurs de l'extermination de ces enfants par les nazis. Peut-être, tout parent d'enfant handicapé, souffrant pour lui, en arrive un jour à souhaiter  inconsciemment sa mort. Ses parents pensaient souhaiter seulement voir disparaître l’anormalité de leur fille. Le père de Christine obtient un poste à Alger et la mère recluse dans un appartement s'occupe e Christine. En Algérie, le couple est bientôt pris dans la tourmente des évènements. Le discours hypocrite des colonisateurs se confronte avec l'image des exécutions sommaires en Algérie ou au Maroc lors des massacres de Sétif. Le couple  et Christine part s'installer en France. Mais la mère ne supporte bientôt plus d'avoir à continuellement s'occuper de Christine. Elle part au Maroc la confier à sa sœur.

Un oncle lui apprend combien, enfant, il aimait sa petite-nièce handicapée, combien il aimait son rire. Il lui révèle que c'est lui qui a découvert Christine  morte dans son petit lit ce 24 décembre 1963.

Pour le cinéaste Eric Caravaca L’Arrivée en gare du train de la Ciotat est une sorte de soulagement. Le cinéma nous apprend  à vivre avec les morts. Lui-même filme ainsi son père qui vient de mourir à l'hôpital.

Dans sa voiture, sa mère refuse toujours de reconnaitre qu'elle abandonna Christine au Maroc. Enfant on lui fit croire que sa mère, tout juste décédée, vivait encore à l'hôpital. Elle décida de lui porter des fleurs et découvrit qu'elle n'était pas là. Elle trouva horrible qu'on lui cache cette mort. C'était une autre époque. Jamais elle ne referait cela. Des images en super 8 la montre toutefois accompagnée de son fils revenir à Casablanca et prendre soin de la tombe de sa fille.

Caravaca tente de recoudre une blessure intime et une histoire familiale et la grande histoire alors qu'il vient d'être père et que meurt, un à un, les membres de sa famille les plus âgés.

Tout part d'une détresse soudaine qui l’a envahi, un jour, devant les tombes d’un « carré enfant » en Suisse. Il ressent cette vague de tristesse comme n'étant à la fois sienne et le dépassant. Pour tenter de comprendre d’où elle vient, il explore les traces de son passé. Il entremêle films en super 8, interviews, extraits de documentaires sur le contexte colonial ou le sort réservé aux enfants handicapés à l'époque nazie et puis L'arrivée du train en gare de La Ciotat (Louis Lumière, 1895)

Carré 35 revendique ainsi l'intime au travers de l'histoire comme Chris Marker avec Dimanche à Pekin (1956) ou Le fond de l'air est rouge (1977) ou bien encore Patricio Guzman qui explore la mémoire chilienne de Salvador Allende (2004) au Bouton de nacre (2015).

Tout en évoquant une histoire familiale, le film se penche plus largement sur les secrets et les non-dits, oubli que ses parents auraient voulu total de leur fille, oubli de la colonisation, oubli  des meurtres sur les handicapés perpétrés par les nazis.

Face à ces postures figées dans l'oubli, face à la posture névrotique de sa mère, Caravaca convoque la force thérapeutique du cinéma à nous réconcilier avec la mort, force aussi d'avoir des enfants soi même en évitant de reproduire ces traumatismes pour eux.

Jean-Luc Lacuve, le 22 novembre 2017