Le silence

1963

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(Tystnaden). Avec : Ingrid Thulin (Ester), Gunnel Lindblom (Anna), Jorgen Lindstrom (Johan). 1h35.

Un petit garçon se frotte les yeux comme s'il se réveillait et vient regarder de son air obtus à travers la vitre du cadre qui est aussi celle du compartiment du train. Deux femmes l'accompagnent. L'une est sensuelle, la peau moite et le décolleté ouvert. L'autre est stricte dans son tailleur et sa coiffure tirée. Elle est secouée par une mauvaise toux et crache du sang. Ce sont Johan, Anna, sa mère et Ester sa tante. Après un voyage à l'étranger, ils rentrent en Suède.

Puis, elles font une halte dans le grand hôtel d'une ville inconnue où les habitants parlent un langage qui leur est incompréhensible. Dès lors, Anna et Ester sont confrontés à la solitude et au silence, expressions d'une totale absence de communication. Ester est une intellectuelle tourmentée, malade et sexuellement frustrée. Hantée par la mort, elle se réfugie dans l'alcool et le plaisir solitaire.

Quant à Anna, si elle semble plus libérée, ce n'est qu'en apparence. Quelque peu voyeuse, elle entre un jour dans un cinéma porno, puis rencontre un inconnu avec lequel elle a une liaison éphémère. Prise de remords après ce faux pas condamné par la morale, elle se libérera de son agressivité en tourmentant sa sœur avec sadisme. Le lendemain, Anna et son fils quittent l'hôtel, abandonnant Ester mourante aux soins du vieux maître d'hôtel.

Bergman a publié aux éditions Laffont dans un même recueil les trois scénarios de A travers le miroir (1961), Les Communiants (1962) et Le silence (1963). Dans une note, il déclare « A travers le miroir, c’est la certitude conquise, Les communiants, la certitude mise à nu, Le silence, c’est le silence de Dieu, l’empreinte négative ». Pour cette raison, ces trois films sont souvent regroupés sous l'appellation de la "Trilogie de l'absence de Dieu".

Ces trois films sont séparés du groupe précédent et du groupe suivant par deux comédies. L'oeil du diable (1960) assure la séparation de ce groupe avec tous les films où l'intervention de Dieu est encore possible comme à la fin de La source (1959). Après Toutes ces femmes (1964), pochade qui fustige le rôle parasitaire de la critique, Bergman entreprendra une riche et complexe série de six films : Persona (1966), L'heure du loup (1967), La honte (1997), Le rite (1968), Une passion (1969), Le lien (1970) ayant pour thèmes fondamentaux la création de l'œuvre d'art, le monde étrange et angoissant des fantasmes, l'échange des personnalités et la condamnation de la guerre, filmée d'une manière à la fois réaliste et abstraite.

Les thèmes du Silence et l'interprétation par le même acteur, Jorgen Lindstrom, de Johan dans Le silence et du jeune garçon du début de Persona, l'un et l'autre lisant le même livre : Un héros de notre temps de Lermontov, disent assez que Bergman a définitivement réglé le problème de Dieu avec les deux premiers films de la "trilogie" et que Le silence commence à explorer les pistes qui permettent à l'homme d'échapper à la solitude.

A la question du petit garçon : "Pourquoi tu fais des traductions ?" elle offrira cette réponse : "pour que tu puisses lire dans une langue étrangère". Le vieux majordome, cérémonieux et farceur, distingué et décati communique difficilement avec le garçon mais, à la fin, Le silence s'achève par un espoir, ténu : le langage peut se comprendre, il suffit d'être obstiné et travailleur et de traduire. Le petit garçon repart avec sa mère, dans le même train où a commencé le film, mais cette fois il est muni d'un viatique, le bout de papier où sa tante a esquissé un minuscule dictionnaire de la lange étrangère.

Le Silence : deux sœurs qui ne peuvent ou ne veulent se parler parce que tout ce qui les lie est aussi ce qui les sépare. Ester la tante est amoureuse de sa sœur Anna ; elle la désire d'autant plus violemment qu'Anna se refuse à elle et préfère s'offrir grossièrement le premier homme venu.

La scène de lit de Gunnel Lindblom est l'explicitation de ce que ne montrera pas Fanny et Alexandre la femme en rut qui a besoin qu'un homme la prenne, sans douceur inutile. Ingrid Thulin a aussi une scène de lit, mais c'est une masturbation, filmée elle aussi sans grande pudeur. Abîme de deux cœurs, de deux sexes séparés par la non-réciprocité du désir.

Le Silence : l'œdipe aussi, se joue sans parole. Père indéfiniment hors champ, hors cadre, le petit garçon a le champ libre pour coucher avec sa mère. Il se love sur elle, en elle presque, tandis que non sans malice elle se montre nue, dans sa chair opulente et marquée par les hommes. Sieste intime, demi-nus dans la moiteur de l'air puis dans le bain ("frotte moi le dos"). La mère ensuite va prendre ses distances et sa liberté, priver son fils de ses privautés et s'occuper de son corps autrement.

Le garçon abandonné à lui-même n'aura de ressources que compensatoires. Commence alors sa longue exploration des méandres de l'hôtel, un labyrinthe d'ombre, de tapis, de boiseries de tableaux de portes ouvrant sur l'inconnu. Le film a l'évidence est fait du point de vue de cet enfant, ébauche de la figure d'Alexandre. On y trouve déjà les visions, les hallucinations, les peurs, les jeux. Le monde est obscur mais tissé de signes, s'y représenter demande moins que du savoir et de la connaissance (cela c'est l'affaire des adultes, de la tante par exemple) que de l'imagination.

Heureusement il y a la littérature, qui objective le besoin d'imaginaire. Johan lit de ses yeux myopes Un héros de notre temps - en traduction suédoise, qui lui permet de lire une langue étrangère. Le récit de Lermontov, n'est pas vraiment fait pour les enfants ; son héros cynique, désinvolte et séducteur et irresponsable est tout sauf un exemple pour la jeunesse ; en outre, le récit mêle temps du passé, et offre des histoires parallèles qu'il n'est pas aisé de rapporter l'une à l'autre.

Au dehors de l'hôtel, un char énigmatique qui stationne dans la nuit et un cheval famélique qui tire une carriole et fait penser à L'âge d'or.

Sources :

 

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