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Portrait de Pajou, sculpteur

1782

Portrait de Pajou modelant le buste de son maître Lemoyne
Adélaïde Labille-Guiard, 1782
Pastel sur papier bleu marouflé sur toile 71 x 58 cm
Paris, Musée du Louvre

Tout au long de l'année 1782, Labille-Guiard multiplia les portraits au pastel de certains des membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture et les exposa au Salon de la Correspondance. À la fin de l'année, elle fixa les traits d'Augustin Pajou,qui était académicien depuis 1760. Le sculpteur était un ami de sa famille et l'avait soutenue à ses débuts. Peut-être est-ce lui qui avait demandé à la pastelliste, ainsi que l'a suggéré Anne-Marie Passez, de le représenter travaillant au buste de son maître Jean-Baptiste II Lemoyne, œuvre dont la fonte en bronze avait été exposée au Salon de 1759. Dans un premier temps, Adélaïde avait pensé donner à ce nouveau pastel les dimensions de ses autres portraits d'académiciens. Puis elle s'était ravisée, ajoutant des tasseaux à son châssis afin d'agrandir l'œuvre et de lui donner plus de monumentalité. Sans doute pensait-elle déjà à en faire son morceau de réception, dont les dimensions étaient normalement fixes.

Présentée au Salon de la Correspondance en février 1783, l'effigie suscita l'admiration de Pahin de La Blancherie. Sous sa plume, on put lire dans les Nouvelles de la République des Lettres et des Arts : « Nous félicitons Mde Guyard de la confiance que des hommes aussi distingés témoignent en ses talents ; elle détruit bien complétement la fausse opinion que l'envie ou l'ignorance s'étoit empressée de répandre dans le public, que le mérite de ses ouvrages étoit dû à une main étrangère ; nous espérons encore des nouvelles preuves de la solidité de son talent, par le portrait de M. Pajou, représenté modelant celui de M. Lemoine. Il nous reste à présenter à Mde Guyard les vœux du public pour lui devoir le Portrait du célèbre Latour dont elle est l'élève et sur les traces duquel elle marche avec tant de succès ; on retrouve de plus en plus dans ses productions cette expression et cette vérité qui, portées au plus haut point par son maître, lui donne les droits à l'immortalité » (cité par Ratouis de Limay, 1946, p. 101-102). L'amateur ajoutait également au sujet du pastel : « Mme Guiard avait en ce portrait une tâche difficile à remplir. On ne peut que la féliciter de son succès. Ce nouvel ouvrage a été applaudi à cet égard et par le double intérêt qu'il présente en offrant les traits d'un artiste qui s'est fait admirer successivement aux derniers Salons, par les statues de Bossuet, Descartes et Pascal et ceux du célèbre Lemoyne dont M. Pajou fut l'élève et l'ami et dont il est en effet l'émule » (cité par Passez, 1973, p. 110).

N'ayant certainement pas caché son souhait d'entrer à l'Académie royale,Mme Labille-Guiard s'était attiré des inimitiés masculines. Le 31 mai 1783, l'Académie lui rendait cependant l'hommage espéré. Dans la même séance, elle recevait celle que le public reconnaissait comme sa rivale, Mme Vigée Le Brun, mais sur ordre du roi, et elle agréait et recevait Adélaïde par vingt-neuf voix sur trente-deux, sur présentation de ses ouvrages dont Le protrait de Pajou.

Dès le 1er juin suivant, le comte d'Angiviller, directeur des Bâtiments, écrivait au roi Louis XVI à ce sujet :« Admission de dames à l'Académie. Votre Majesté ayant approuvé le contenu du Mémoire que je pris la liberté de lui mettre sous les yeux, relativement à la De Le Brun, j'en envoyai l'ampliation à l'Académie Royale de Peinture qui, dans son Assemblée d'hier,s'est empressée à témoigner sa soumission aux désirs de la Reine en recevant tout de suite la De Le Brun, sans la soumettre aux épreuves ordinaires, attendu la connoissance qu'on avoit de son talent.« Dans la même Assemblée, l'Académie a examiné les ouvrages d'une autre femme (La De Guyard) qui a beaucoup de talent ; elle l'a d'abord agréée et sur le vu d'un nouveau Tableau, elle l'a admise, sauf l'approbation de Votre majesté, au nombre des Académiciens, ce qui remplit le nombre de quatre auquel Votre Majesté a jugé à propos de fixer celui des femmes dans l'Académie. Je supplie Votre Majesté de vouloir bien accorder la confirmation à ces réceptions » (cité par Ratouis de Limay, 1946, p. 102).

Suivant le biographe de l'artiste, Joachim Lebreton, Adélaïde avait elle-même souhaité être soumise au vote des académiciens à bulletin secret,désirant être jugée et non protégée comme l'était Élisabeth Vigée Le Brun. Si son talent n'était pas trouvé digne par l'Académie, elle reprendrait le travail afin de se perfectionner et elle répondrait ainsi à des refus par de nouveaux efforts. Le 7 juin 1783, après avoir été soutenue par Alexandre Roslin, Maurice Quentin de La Tour, François André Vincent, Augustin Pajou, Jean-Jacques Bachelier et Jacques Antoine de Beaufort, qui avaient tous voté en faveur de sa réception, Adélaïde prenait place pour la première fois parmi l'assemblée de l'Académie et était officiellement reçue après confirmation du roi. Le portrait de Pajou avait été choisi comme son premier morceau de réception. Elle portraiturerait en 1785 Charles Amédée Van Loo afin de répondre à l'exigence d'un second morceau de réception (Château de Versailles).

En même temps que Mme Vigée Le Brun, elle exposait pour la première fois à partir du 25 août 1783 plusieurs de ses pastels au Salon, où elle obtenait un vif succès. Pour l'auteur de « La Critique est aisée, mais l'art est difficile » (Paris, BnF, collectionDeloynes, t. 13, p. 201), « le genre du pastel, depuis M. La Tour, avoit été totalement négligé à l'Académie, il y manquoit un modèle en ce genre, quand Madame Guiard a paru ». Ses pastels avaient tous la vigueur de l'huile. Dans les Mémoires secrets (1784, XXIV, p. 35), peut-être sous la plume de Mouffle d'Angerville (Lettres sur les peintures,sculptures, gravures exposées au Salon du Louvre [1783]), on avait jugé que Mme Guiard avait déployé dans le genre du portrait d'histoire un talent très marqué. Aucune de ses têtes n'était privée de caractère. Elle était parvenue, avec les effigies de Vien, Pajou, Bachelier, Gois, Suvée, Beaufort et Voiriot, à exprimer sur leur physionomie l'esprit et le genre de chacun de ces artistes. Pour l'auteur des Peintres volants ou dialogue entre un françois et un anglois sur les tableaux exposés au Sallon du Louvre en 1783, le chef-d'oeuvre des portraits de Mme Guyard était assurément celui figurant Pajou, l'élève reconnaissant qui modèle le portrait de son maître. On ne pouvait demeurer insensible ni à sa physionomie mâle et parlante, ni à son bras nu correctement dessiné qui paraissait en relief et sortir de la toile. Encensée, Labille-Guiard dut aussi affronter la médisance et la calomnie. Anonymement, cela va de soi, on l'accusait depuis plusieurs mois de faire retoucher ses oeuvres par son ami François André Vincent. À l'occasion du Salon, un pamphlet circula dans Paris (Supplément de Malborough au Salon), où l'on pouvait lire :« Madame, quand on est aussi intéressante que vous on ne manque pas d'amant... Moi, j'en ai deux mille... Je vous crois car vingt cents ou deux mille c'est la même chose. Notez que Vincent retouche cette dame-là, c'est drôle n'est-ce pas ? » (cité par Passez, 1973, p. 24-25). En ayant pris connaissance, l'artiste écrivit le 19 septembre 1783 à la comtesse d'Angiviller une lettre heureusement conservée (A.N.,O1 1917, fo 302 ; publiée par Portalis, 1902a, p. 98-99) :« Madame la Comtesse,« Les bontés dont vous m'honoré me rassure sur la crainte de vous importuner en vous priant de vouloir bien employer votre crédis et l'autorité de Monsieur le Comte pour arrêter un libel affreux... Le hasard m'a procuré le premier qui se soit vendu, un curé d'Etampes (ville où mon père est retiré), sachant que mon père désire toutes les critiques, apprend qu'il y en a deux nouvelles, les achète, et voyant qu'il a le temps de me les faire lire, me les envoie par une amie...J'aurais personnellement été peu sensible à cet écrit, l'estime de ceux qui me connaissent me suffit, mais je suis désespérée quand je pense à mon père et à l'effet que cela lui produira... J'espère donc de vos bontés pour moi, que vous voudrez bien employer promptement les moyens de votre zèle à rendre service vous suggérera pour arrêter la vente ; cela dépendra de M. le Noir... » Elle ajoutait en conclusion : « Je ne désire pas connaître l'auteur, je crains trop qu'il me touche de bien près. » Sans doute pensait-elle à son époux, homme jaloux. Ce même 19 septembre, un ami de Labille-Guiard, le poète Jean-François Ducis, dont elle avait peint le portrait à la demande de Mme d'Angiviller, avait aussi demandé à la comtesse que le ou les coupables soient punis : « Elle ne murmure pas contre les critiques,même injustes de ses ouvrages, mais elle ne peut souffrir qu'on attaque ses mœurs et sa personne et qu'on déchire avec atrocité sa réputation. » Dès le lendemain, le lieutenant de police Lenoir faisait arrêter le libraire Pierre Cousin, dont la boutique se trouvait au Louvre dans la cour du jardin de l'Infante. Trente-neuf exemplaires du libelle gravé étaient à cette occasion saisis. Après avoir avoué qu'il avait déjà vendu plusieurs feuilles, mais demeurant muet quant à l'auteur du texte, il fut conduit à la prison de La Force. Tout fut si rondement mené que la lettre du comte d'Angiviller ordonnant au lieutenant de police d'arrêter rigoureusement et le plus tôt possible le débit du texte diffamatoire arriva après l'arrestation du libraire (Xavier Salmon, Pastels du musée du Louvre XVIIe -XVIIIe siècles, Louvre éditions, Hazan,Paris, 2018, cat. 76, p.152-154).