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La baigneuse de Valpinçon

1808

La baigneuse, dite de Valpinçon
Jean-Auguste-Dominique Ingres , 1808
Huile sur toile 146 cm X 97,5 cm
Paris, Louvre, Sully 2, salle 60

Texte de Pierre-Olivier Douphis :

"C'est en 1801, à 21 ans, que Jean-Auguste-Dominique Ingres gagne le Grand prix de Rome. Mais à cause du mauvais état des finances de l’Etat, il ne peut se rendre dans la Ville éternelle que six ans plus tard. A la fin de la première année de son séjour romain, il envoie à Paris La Baigneuse – dite La Baigneuse de Valpinçon, du nom d’un ancien possesseur –.

Les pensionnaires de l’Académie de France, pour quatre ans à Rome, sont obligés d’envoyer régulièrement une œuvre à Paris pour que l’Académie juge des progrès, tant techniques que thématiques, faits au contact des œuvres immortelles de l’Antiquité et de la Renaissance, en ayant bien soin d’éviter celles du Moyen-Age.

Dès ce premier envoi, Ingres fait preuve d’une certaine liberté de ton. Il abandonne pour un temps les thèmes majestueux issus de la mythologie tel le tableau qui lui a permis de gagner le Grand Prix : Achille recevant les Ambassadeurs d’Agamemnon, pour montrer un simple nu féminin dans l’intérieur suave d’un bain.

Il est bien ici question de sensualité. Même si le modèle a prudemment tourné le dos au spectateur, tout semble pourtant inviter celui-ci à s'approcher : avant tout, le grand rideau vert sur la gauche, qui paraît venir de dévoiler le corps dans sa plus stricte intimité ; mais aussi la pose nonchalante du modèle qui semble perdu dans ses pensées profondes (une introversion que l'on se plaît à croire due aux vapeurs moelleuses du bain) et surtout la chair dorée et satinée offerte au regard qui se réjouit de glisser sur cette nuque et cette épaule chaudes, puis entre les deux omoplates jusqu'au bassin potelé et le long de la jambe vers le doux petit pied auprès duquel on découvre la mule rouge. Et ensuite remonter par le même sillon pour pouvoir descendre cette fois-ci le long de ce merveilleux bras jusqu'à la main, dont on n'aperçoit que le petit doigt, négligemment posée sur le divan, lui-même incitation à la paresse la plus exquise.

On pourra s’étonner qu’Ingres choisisse ce thème pour son premier envoi. En effet, il ne fait aucune références (ou très peu) à l’Antique, époque bénite entre toutes, au cours de laquelle le nu majestueux pouvait se montrer sans sous-entendu grivoix. Avec cette Baigneuse, il apparaît tout d’abord que l’artiste tente de défier les juges de l’Académie et surtout son maître, le grand David. Celui-ci règne alors incontestablement sur les arts français. Durant la Révolution il a repris en main le monde de l’art après les "égarements" sensuels de la peinture au XVIIIe siècle, signes d’une société, la noblesse de l’Ancien Régime, en pleine décadence. Le jeune Ingres, en qui de nombreux espoirs sont misés (on est pas impunément premier Grand Prix de Rome), oserait-il renier l’enseignement de son maître et choisir de verser dans cette peinture honnie ?

Ce n’est bien sûr pas exactement le cas. Il est vrai qu’Ingres cherche déjà à se détacher de la peinture sévère de David, pour trouver sa propre voie. Mais, d'une part, la sensualité dont il fait ici preuve, n'a rien à voir avec celle des peintres du siècle précédent. Dans ce tableau, il s'agit de ce que j'aurais envie d'appeler une sensualité plus réservée, retenue. Le peintre ne fait pas dans le délire de la chair rosée et sucrée dont le seul but est l'excitation des sens. La peau n'est pas un sucre d'orge sans pour autant être de la porcelaine de Sèvres. elle apparaît comme réelle, douce, réagissant avec complaisance aux caresses de la lumière. Une peau qui ne propose pas plus qu'elle ne saurait offrir.

D'autre part, il faut se remémorer la situation de la France dans les premières années du XIXe siècle. Si, en effet, de part sa position officielle, David est toujours le gardien du bon goût, la période d’un art révolutionnaire et rigide est de toute évidence terminée. Dans ces années d’Empire, la nouvelle haute société recherche d’autres œuvres que les grandes machines néo-classiques. Après les terreurs de la Révolution, on désire quelque chose de plus délicat, des tableaux qui disent un renouveau des joies de vivre, desquelles s'exprime un certain érotisme (un mouvement auquel David lui-même n’est pas complètement étranger, d’ailleurs). Dans ce cas, Ingres peut envoyer sa Baigneuse à Paris, il sait qu’il touchera une corde sensible.

Par ailleurs, cette Baigneuse est-elle si étrangère que cela à la thématique antique ? Qu’est-ce qui nous fait croire que cette jeune femme est une contemporaine ? Il n’y a aucun détail qui nous permettent de l’avancer avec certitude. Grâce à un décor réduit au minimum, l’artiste fait disparaître toutes notions du temps. Les détails vraiment reconnaissables (les broderies, la petite mule rouge, le jet d’eau à tête de lion) ne nous permettent pas d’assurer une datation. La jeune femme peut alors tout aussi bien être une femme du premier Empire français ou une de ces riches patriciennes de l’empire romain. De plus, la mode parisienne du début du siècle s'inspire largement des formes antiques et notamment de celles que l'on découvre régulièrement dans les excavations de Pompéi et d’Herculanum. Ceci permet encore plus l’amalgame des époques. La Baigneuse fait ainsi le pont entre deux empires, dont l’un est le reflet de l’autre. Elle met les deux périodes au même niveau. Elle saura flatter les juges de l’Académie.

Plus encore, avec ce tableau, Ingres s’essaie dans un style, l’Orientalisme, qui fait à cette époque, après l’expédition d’Egypte, de plus en plus d’émules. En effet, grâce au même minimalisme dans le décor, l’artiste fait disparaître toute notion d’espace. Ainsi, on pourrait voir dans cette œuvre l’intérieur d’une villa parisienne du début du XIXe siècle ou romaine du Ier siècle de notre ère ou encore athénienne du VIe siècle av. J.C., mais ce pourrait tout aussi bien être un intérieur intemporel de cet Orient que l’on découvre et qui fait rêver.

La baigneuse de Valpinçon (1808)

D’ailleurs, Ingres donne plus tard une réinterprétation de la Baigneuse dans une toile intitulée La Petite baigneuse, Intérieur d’Harem, en 1828, c’est-à-dire lorsque l’Orientalisme est pleinement accepté. Mais, cette version perd en intimité ce qu’elle gagne en description. Déjà, la peau du modèle de dos a perdu de sa chaleur, elle se rapproche maintenant plus de ce teint de porcelaine qui la fait ressembler à un bibelot charmant plutôt qu'à un être sexuellement désirable. Ensuite, il est évident que le spectateur (que l’on imagine avant tout masculin) se voit rejeté hors de la scène. La baigneuse s’est éloignée de lui en se rapprochant de ses compagnes. Elle est maintenant dans ce monde purement féminin et le spectateur est réduit à désirer inutilement ce corps qui ne s’offre plus.

C’est peut-être à la même période qu’Ingres commence son fameux Bain turc, qu’il ne finit qu’en 1862 et dans lequel notre baigneuse se trouve toujours au premier plan. Là encore, l’environnement de toutes ces autres femmes ne permet pas de désirer le beau corps qu’un malicieux rayon de lumière modèle doucement. Dans cette toile, Ingres joue sur la saturation : il n’est pas possible de convoiter toutes ces femmes, si bien que, puisqu’on ne peut les avoir toutes, on en a aucune. Le harem, qui fait tant rêver les hommes du XIXe siècle, leur fait voir tout ce qu’ils ne pourront jamais obtenir et jamais honorer. S’il s’offre à la vue, il est pourtant totalement inaccessible.

Tout ceci est par contre totalement absent de la Baigneuse de Valpinçon. Dans celle-ci, on sent tous les désirs et la fougue de la jeunesse, assoiffée de découvertes dans un pays qui fait rêver : le modèle est peut-être une putain d’un bordel romain, comme une prude paysanne du Latium qui a accepté de poser et peut-être plus… Mais ce peut être aussi une image de l’Italie elle-même, toujours jeune car éternelle, à qui le jeune Ingres demande de s'offrir sans prudence à ses assauts impétueux."

Texte de Pierre-Olivier Douphis.