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Dubbing

Pierre Huyghe
1996

Dubbing
Pierre Huyghe, 1996
1 vidéoprojecteur, 2 haut-parleurs, 1 bande vidéo, PAL, 4/3, couleur, son stéréo, (fr.), 120’
Paris, Centre Georges Pompidou (Collection)

Dans Dubbing, Pierre Huyghe montre une vidéo projetée dans une salle où apparaissent quinze comédiens assis sur des chaises dans un studio d'enregistrement. La durée de la projection dure le temps du film en cours de doublage.

Sous l'image du studio passe la bande rythmo que les comédiens ont vu défiler lors du tournage de la vidéo, comprenant les paroles et autres indications nécessaires pour la séance de doublage. Les quinze comédiens, habillés à l'ordinaire, sont filmés en plan fixe. Ce n'est que quand une voix apparaît que le spectateur se fixe plus particulièrement sur le visage ou le corps de l'un d'eux. Le spectateur ne sait de quel film il s'agit tout à fait, sauf qu'il n'est pas difficile d'identifier qu'il s'agit de Poltergeist (Tobe Hooper, 1982), ce film d'épouvante populaire dans les années mille neuf cent quatre-vingt.

Plusieurs couches de sens apparaissent lors du visionnement. D'abord, le spectateur assiste à une sorte d'absence de visionnement : le film n'y est pas. Huyghe y poursuit une démarche qui figure dans plusieurs autres projets, comme Remake (sur le jeu des acteurs), et L'Ellipse (à propos du montage). Les conditions de production y refont surface et deviennent " visibles ". Les comédiens ne sont pas en représentation.

Ce que ce tournage d'un doublage permet d'observer, ce sont les micro-événements qui s'y produisent : l'attente, la durée, les ratages, les gestes du corps et les mimiques du visage qui malgré tout apparaissent lors de la lecture du texte, les émotions qui font surface malgré la technicité de la tâche, les relations entre les comédiens, leur présence comme individus. Une communauté se fait et se défait sous les yeux du spectateur.

Le plan d'ouverture, où les chaises sont vides sur un fond d'écran donné par un tapis bleu, signale d'emblée le jeu de présence et d'absence auquel est convié le spectateur.

Que regarde-t-on au juste quand on voit une image ? Le spectateur regarde une projection de spectateurs d'une autre image, dont ils nous livrent des bribes d'informations, soit le texte qui défile à l'écran. Il entend les voix qui correspondent à l'absence d'image. À ces voix viennent se juxtaposer la voix intérieure du spectateur, qui recompose le film dans son imaginaire. Bien plus que cela, en fait, le spectateur, en même temps qu'il imagine visuellement le récit en cours, se trouve en position d'analyseur, puisqu'il est à même de capter bien plus que le texte. Il perçoit en même temps l'envers du texte, ses marges, la dimension performative des mots prononcés, liés aux subjectivités qui sont exposées par le dispositif mis en place par Pierre Huyghe.

Cette œuvre s'articule autour du double mouvement de la projection et de la traduction. Elle met en évidence les jeux d'absence et de présence qui se produisent dans le contexte des deux phénomènes. Pour ce qui est de la projection, Huyghe invite le spectateur à assister à une projection où le film demeure invisible, sauf pour les indications données par la voix des comédiens-doubleurs et par la bande défilante qui place le spectateur en position de doubleur. Chacun devient le double de l'autre : le spectateur double les doubleurs, qui, eux, doublent les acteurs qu'ils voient sur un écran qui nous demeure invisible. Cette mise en situation de la notion de double, qui renvoie aux constants ratages du même et de l'autre, est analogue au sujet du film : celui de l'apparition d'un monstre invisible, un fantôme, qui vient ravir un des enfants de la famille. Le texte décrit ce monstre comme étant un monstre de la lumière, dans laquelle on refuse d'entrer. La traduction est un phénomène qui se rattache à celui de l'étrangeté, aussi, et qui met conséquemment en scène le rapport à l'autre. C'est bien ce que Huyghe nous incite à observer, ayant choisi de grouper ses doubleurs dans une même salle pour procéder à l'enregistrement, plutôt que de les enregistrer séparément comme cela se fait habituellement au cinéma.

Non seulement nous percevons le texte transposé dans une langue autre que la langue d'origine, mais, de plus, le texte écrit est transposé dans l'oralité. Au-delà du sens des mots, la dimension de l'affect liée à l'interprétation et à la traduction ressort, individualisant le texte d'autant plus. Gestes et grains de la voix contribuent à cette subjectivation. Pour ces raisons, le choix de Poltergeist (que Huyghe ne publicise d'ailleurs pas, laissant le spectateur deviner), ne nous apparaît certes pas anodin. En outre, on note qu'il s'agit de mettre en scène la traduction en français d'un film américain. Ce choix n'apparaît pas anodin non plus, vu l'importance du cinéma américain dans l'histoire de la sensibilité moderne et le caractère politique de son hégémonie croissante. Dubbing interroge parole et temps à travers l'interprétation du récit ", dit Pierre Huyghe. Son œuvre expose comment transparaît le sujet malgré les métarécits qui habitent la quotidienneté.

 

Source : Chantal Pontbriand pour Newmedia-art.info