Il est tout à fait inhabituel qu'un cinéaste organise au milieu des années 1940 un concours entre dix artistes réputés pour produire une peinture destinée à figurer dans l'un de ses films. Albert Lewin a demandé à Leonora Carrington, Max Ernst, Salvador Dali, Dorothea Tanning, Paul Delvaux, entre autres, de peindre une version surréaliste d'un sujet souvent répété dans l'art et la littérature : La Tentation de Saint Antoine. Les versions de Jérôme Bosch et de Michel-Ange sont peut-être les plus connues de toutes. Le jury du concours était composé d'Alfred Barr, premier directeur du MoMA, de Marcel Duchamp et de Sidney Janis. Dalí a participé avec l'une de ses peintures les plus connues, aujourd'hui exposée au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles. La version de Max Ernst, aujourd'hui conservée au musée Wilhelm-Lehmbruck de Duisbourg, en Allemagne, a remporté le concours avec une version largement inspirée de Grunewald et d'autres peintres allemands de la première Renaissance.
Contenue pour la première fois par Athanase d'Alexandrie, la Tentation de saint Antoine détaille les actions, les enseignements et les nombreuses souffrances d'Antoine le Grand, un Égyptien et l'un des premiers Pères de l'Église. Inspirée d'une phrase de l'Évangile de Matthieu : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras des trésors au ciel ; puis viens, suis-moi », la Tentation de saint Antoine est devenue une légende populaire dans l'Europe du XIIIe siècle. La plupart des exemples les plus remarquables semblent traiter d'un passage dans lequel Antoine, ayant récemment quitté ses parents et tous ses biens matériels pour poursuivre la vie de moine, descend dans une grotte où il est tenté par des démons.
La version de Carrington n'aurait pas pu remporter le concours. Le jury s’est attaché à faire plaisir à Lewin avec des démons horribles pour son film, Bel Ami, librement inspiré du roman de l’écrivain français du XIXe siècle Guy de Montpassant. Dans le grand tableau de Carrington, Saint Antoine est représenté comme un vieil homme frêle qui semble disparaître en lui-même sous une robe monastique semblable à un parapluie « blanchie par les caprices du temps » selon ses propres termes. Le Saint est vraisemblablement assis dans le désert égyptien, le Nil coulant en haut à droite. D’après son propre récit du tableau rapporté par le Dr Solomon Grimberg, sa main gauche pointe vers la reine de Saba et ses servantes et « la jeune fille chauve en robe rouge allie le charme féminin et les délices de la table. Le mélange des ingrédients a débordé et a pris une teinte verdâtre et maladive à la vision fiévreuse de Saint Antoine, dont le repas quotidien se compose d’herbe desséchée et d’eau tiède avec une sauterelle occasionnelle en guise d’orgie. »
Ce tableau a été exposé à la galerie Pierre Matisse en 1948 lors de son exposition personnelle dans la prestigieuse galerie de New York. Commentant son Saint Antoine, Leonora Carrington, éternellement humoristique et énigmatique, a déclaré : « Le tableau me semble assez clair, étant une représentation plus ou moins littérale de Saint Antoine avec cochon, désert et tentation. Naturellement, on pourrait se demander pourquoi le vénérable saint homme a trois têtes, ce à quoi on pourrait toujours répondre, pourquoi pas ? »