Fondation Van Gogh, palais de Luppe, 24bis, rond-point des Arènes, Arles. Tél. : 04-90-49-94-04. Tous les jours de 10 heures à 19 heures. Entrée : 7 €. Jusqu'au 6 octobre.

En 1956, Francis Bacon a quarante-six ans. En dépit de cet âge, sa notoriété ne fait que commencer à s'étendre hors de Grande-Bretagne. En 1953, pour la première fois, il a exposé dans une galerie new-yorkaise. En 1954, il a été présenté à la Biennale de Venise en compagnie de Ben Nicholson et de Lucian Freud. En 1956, donc, la Hanover Gallery de Londres, alors sa galerie, lui fait part de son désir de montrer ses tableaux récents l'année suivante. Jusqu'à ce point du récit, témoins et historiens sont d'accord.

La suite est plus controversée, selon que l'on s'en tient à une version noble ou triviale. La noble affirme que le peintre irlandais profita de la circonstance pour rendre hommage à l'un de ses maîtres, Van Gogh, en choisissant l'une de ses toiles comme thème pour une série de variations. La triviale, on l'a entendue de la bouche de Bacon, quelques années avant sa mort, lors d'un déjeuner à Londres : pris de court, racontait-il alors, ne sachant comment satisfaire Erica Brausen, impétueuse directrice de la Hanover Gallery, n'ayant que fort peu d'œuvres à lui fournir, il aurait cherché l'inspiration dans ses livres et l'aurait trouvée dans la reproduction d'un Van Gogh détruit pendant la seconde guerre mondiale, l'Autoportrait sur la route de Tarascon de 1888. D'après la photo, il se serait enfin mis au travail. Tel était son récit, que confirme en partie un propos rapporté par John Russell en 1971. Bacon lui aurait déclaré : "J'avais toujours aimé ce tableau - celui qui a brûlé en Allemagne pendant la guerre - et, comme rien d'autre n'avait marché, j'ai eu l'idée de tenter quelque chose là-dessus."

La phrase a le mérite de concilier à peu près les deux versions. Les "Van Gogh" de Bacon seraient à la fois l'aveu d'une prédilection intime et une commande que le peintre se serait passée à lui-même pour que l'exposition programmée se fasse à la date prévue. Elle se fit. Elle eut, à en croire les témoins, une inauguration assez chaotique, d'autant plus que la peinture était si fraîche que les vêtements des visiteurs étaient menacés de finir barbouillés de vert et de rouge.

Aujourd'hui, les couleurs sont sèches et les œuvres protégées par des vitres. Elles appartiennent presque toutes à des musées, qui ont accepté de les prêter, si bien que sept des huit variations exécutées par Bacon sont réunies à Arles. Il n'en manque qu'une, propriété d'un intraitable collectionneur privé établi en Suisse. S'y ajoutent deux Hommages à Van Gogh, l'un de 1960, l'autre de 1985, ce dernier ayant été peint à la demande de Yolande Clergue pour l'ouverture de la Fondation Van Gogh.

 

L'OCRE, LE BLEU ET LE JAUNE

Réunir ces peintures, dispersées en 1957, n'avait jamais été tenté : l'exposition a quelque chose d'historique. On y voit comment un artiste peut se projeter dans un autre, parce qu'il se sait absolument d'accord avec lui sur l'essentiel : les raisons qui les ont faits peintres, malgré leurs contemporains, malgré la plus élémentaire prudence. Van Gogh s'était représenté marchant vite, son matériel de peintre sur le dos et à la main, coiffé d'un chapeau de paille, sur une route, entre deux arbres, devant un champ de blé et une prairie. Ses dominantes étaient l'ocre, le bleu et le jaune, posés en touches séparées ou plates, tantôt à la Signac, tantôt à la Gauguin. Dans les Bacon, il y a un homme - ou une ombre humaine -, le chapeau de paille plat, les deux arbres et le sac à dos. Le noir, l'outremer, le vert et le rouge sont projetés sur la toile avec des gestes brutaux, mélangés, écrasés, flagellés.

Les formes et l'espace sont pris de contractions. Les arbres se tordent et saignent. Les visages deviennent des grimaces de carnassiers. Le peintre allant sur le motif devient un fantôme perdu dans un paysage de catastrophe. La leçon est claire : tout peintre, s'il se veut à la mesure du monde, ne peut qu'être ce fantôme qui cherche à tenir debout parmi les désastres. Sinon, il fait de la décoration. Ce spectre s'appelle Van Gogh ou s'appelle Bacon : deux noms pour le même destin, deux noms de "suicidés de la société". Bacon lecteur d'Artaud ? Evidemment.

Que les variations de l'Irlandais ne ressemblent que de très loin à l'autoportrait du Hollandais est logique : Bacon n'imite pas, il s'approprie un autoportrait de Van Gogh pour en déduire son autoportrait à lui, légèrement déguisé, profondément allégorique. Chaque variation a sa direction particulière : du côté de la nuit, du délire, de l'attente, de la mélancolie ou de l'abandon. Les gestes sont plus ou moins violents, le paysage plus ou moins bouleversé, l'éclat solaire plus ou moins aveuglant. En raison de ces différences de tonalité, on pourrait appeler cette série "Histoire du peintre".

Elle a sa conclusion un peu plus tard, en 1960. Sans raison apparente, Bacon revient à Van Gogh. Il se saisit des autoportraits à l'oreille coupée. Devant un cadre rouge, il place un Van Gogh à la tête bandée, fumant sa pipe, coiffé d'un bonnet bleu-vert, presque un bonnet de fou. L'oreille manque, naturellement. Mais un œil, le droit, manque aussi : l'orbite vide est tachée de rose et cernée de blanc. Où retrouve-t-on la même mutilation ? Dans l'Autoportrait de Bacon dit à l'œil blessé. On y retrouve aussi les chairs meurtries, le nez écrasé, la bouche molle. Et le même œil gauche, furieux, mauvais, cruel - l'œil du peintre toujours vivant.

Philippe Dagen, Le Monde

Fondation Van Gogh à Arles Le site officiel de cette Fondation avec notamment la présentation de l'exposition "Van Gogh vu par Bacon"

http://www.fondationvangogh-arles.org/

 

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