Ces pages s'appuient sur le remarquable livre de Marc Ferro, Cinéma une vision de l'histoire, édition du chêne, 2003. Un livre essentiel emporté par un souffle qui commence dès les premières lignes.

"L'histoire au cinéma est devenue une force, comme l'histoire au théâtre a pu l'être, avec les œuvres de Shakespeare, ou encore sous sa forme romanesque, avec Tolstoï ou Dumas, avant qu'existe le cinéma. Sous ces formes, elle figurait une sorte de compagne parallèle car, à côté, trônait une discipline exigeante qui s'appuyait sur des sources, des documents, et les citait en référence. Cette discipline -l'histoire des historiens- se disait scientifique alors qu'en vérité elle était seulement érudite, savante. Elle ne démontrait rien, mais racontait "ce qui s'était passé".

Comme le dévoloppe Antoine de Baecque dans L'histoire caméra :"Le cinéma est l'art qui donne forme à l'histoire parce qu'il est celui qui peut montrer une réalité d'un moment en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale : la mise en scène. C'est ainsi qu'il rend visible. Il est l'art d'une forme sensible de l'histoire et sensible à l'histoire. Comme l'a écrit Jacques Rancière, il "tisse cette étoffe sensible du monde commun " (CdC n°496 oct 1995) (…) Le cinéma incarne l'histoire en faisant correspondre un mode formel de la réalité qui lui et contemporain et la volonté de transformer cette réalité, qui est le propre de l'homme dans l'action historique".

Antoine de Baecque défend aussi l'idée que si le cinéma veut rendre compte des bouleversements historiques, alors la mise en scène doit changer. Le cinéma entre dans "l'âge de l'histoire dans la vision des films", l'histoire devient la clé d'interprétation du cinéma. Pour De Baecque, la césure la plus importante dans l'histoire du septième art n'est pas un fait proprement cinématographique : il ne s'agit ni de l'invention du cinéma, ni du passage au muet au parlant, ne de la généralisation de la couleur, ni même de la concurrence de la télévision. Reprenant la thèse de Gilles Deleuze que nous avons aussi fait notre, il fait des conséquences de la seconde guerre mondiale, Shoah et bombe atomique, l'événement majeur qui entraîne la séparation entre le cinéma classique, L'image-mouvement et le cinéma moderne, L'image temps. De Baecque réaffirme ainsi après Deleuze que la véritable coupure est liée à l'histoire elle-même.

 

Pour Gilles Deleuze, le cinéma américain a en commun avec le cinéma soviétique de croire à une finalité de l'histoire universelle, ici l'éclosion de la nation américaine, là-bas l'avènement du prolétariat.

Mais chez les Américains, la représentation organique ne connaît évidemment pas de développement dialectique, elle est à elle seule toute l'histoire, la lignée germinale dont chaque nation-civilisation se détache comme un organisme, chacune préfigurant l'Amérique. D'où le caractère profondément analogique ou parralléliste de cette conception de l'histoire, telle qu'on la retrouve dans Intolérance de Griffith qui entremêle quatre périodes ou dans la première version des Dix commandements de Cecil B. De Mille qui met deux périodes en parallèle dont l'Amérique est l'ultime. Les nations décadentes sont des organismes malades, comme la Babylone de Griffith ou la Rome de De Mille. Si la Bible est fondamentale, c'est que les Hébreux, puis les chrétiens font naître des nations civilisations saines qui présentent les deux traits du rêve américain : être un creuset où les minorités se fondent, être un ferment qui forme des chefs capables de réagir à toutes les situations. Inversement le Lincoln de Ford récapitule l'histoire biblique, jugeant aussi parfaitement que Salomon, assurant comme Moïse le passage d'une loi nomade à une loi écrite, entrant dans la cité sur un âne à la manière du Christ.

Trois aspects de l'histoire

Il est facile de se moquer des conceptions historiques d'Hollywood. Gilles Deleuze pense qu'au contraire qu'elle recueille les aspects les plus sérieux de l'histoire vue par le XIXème siècle et notamment par Nietzsche dans ses Considérations intempestives) qui distinguait trois de ces aspects : l'histoire monumentale, l'histoire antiquaire et l'histoire critique (dénommée ethique par Deleuze).

 

L'histoire monumentale

L'aspect monumental concerne l'englobant physique et humain, le milieu naturel et architectural. Babylone et sa défaite chez Griffith, les Hébreux, le désert et la mer qui s'ouvre, ou bien les Philistins, le temple de Dagon et sa destruction par Samson chez Cecil B. de Mille sont d'immense synsigne qui font que l'image elle-même est monumentale. Le traitement peut être très différent, en grande fresque comme Les dix commandements ou en série de gravures dans Samson et Dalila l'image reste sublime, et le temple de Dagon peut déclencher notre rire, c'est un rire olympien qui s'empare du spectateur. Suivant l'analyse de Nietzsche, un tel aspect de l'histoire favorise les parallèles ou les analogies d'une civilisation à une autre : les grands moments de l'humanité, si distants soient-ils sont censés communiquer par les sommets et constituer "une collection d'effets en soi" qui se laissent d'autant mieux comparer et agissent d'autant plus sur l'esprit du spectateur moderne. L'histoire monumentale tend donc naturellement vers l'universel, et trouve son chef d'œuvre dans Intolérance parce que les différentes périodes ne s'y succèdent pas simplement, mais alternent suivant un montage rythmique extraordinaire (Buster Keaton en donnera une version burlesque dans Les trois âges).


Cette conception de l'histoire a toutefois un grand inconvénient : traiter les phénomènes comme des effets en soi, séparés de toute cause. C'est ce que Nietzsche signalait déjà, et c'est ce qu'Eisenstein critique dans le cinéma historique et social américain. Non seulement les civilisations sont considérées comme parallèles, mais les phénomènes principaux d'une même civilisation, par exemple les riches et les pauvres sont traités comme "deux phénomènes parallèles indépendants", comme de purs effets que l'on constate au besoin avec regret, pourtant sans avoir de causes à leur assigner. Dès lors, il est inévitable que les causes soient rejetées d'un autre côté, et n'apparaissent que sous la forme de duels individuels qui opposent tantôt un représentant des pauvres et un représentant des riches, tantôt un décadent et un homme de l'avenir, tantôt un juste et un traître, etc..

L'histoire antiquaire

La force d'Eisenstein est donc de montrer que les principaux aspects techniques du montage américain depuis Griffith, le montage parallèle qui compose la situation et le montage alterné concourant qui aboutit au duel, renvoient à cette conception historique sociale et bourgeoise. C'est à ce défaut capital qu'Eisenstein veut remédier : il réclamera une présentation de véritables causes, qui devra soumettre le monumental à une construction dialectique (de toute façon la lutte des classes au lieu d'un traître d'un décadent ou d'un méchant (Eisenstein Film form, Meridian Books).


Si l'histoire monumentale considère les effets pris en soi et ne retient des causes que de simples duels opposant les individus, il faut que l'histoire antiquaire s'occupent de ceux-ci et reconstitue leurs formes habituelles à l'époque : guerre et affrontements, combat de gladiateur, courses de chars, tournois de cavalerie etc. L'antiquaire ne se contente pas des duels au sens strict, il s'étend vers la situation extérieure et se contracte dans les moyens d'action et les usages intimes : vastes tentures, habits, parures, machines, armes ou outils bijoux, objets privés.

 

L'histoire éthique


Enfin il est vrai que la conception monumentale et la conception antiquaire de l'histoire ne s'uniraient pas si bien sans l'image éthique qui les mesure et les distribue toutes les deux. Il faut que le passé antique ou récent passent en justice, pour révéler quels sont les ferments de la décadence et les germes d'une naissance, l'orgie et le signe de la croix, la toute puissance des riches et la misère des pauvres. Il faut qu'un fort jugement éthique dénonce l'injustice des choses apporte la compassion, annonce la nouvelle civilisation en marche, bref ne cesse de redécouvrir l'Amérique.

 

Source :

 

 
Philosophie de l'histoire au cinéma