Une jeune fille d'aujourd'hui, Nathalie, «vendeuse-mannequin» chez un commerçant du Sentier, comme elle dit, vit avec Éric, parasite et beau parleur. Ils hébergent un copain un peu fruste, Bruno, et rêvent tous trois à une réussite facile, comme dans les revues et les films dont ils se gavent. Avoir de l'argent, dix millions, partir aux States et, avec les relations qu'Éric prétend avoir, monter une affaire de mode pour jeunes.
Nathalie sait qu'elle intéresse les hommes et, donc, s'intéresse à ceux qu'elle croit riches ou influents. Elle note tout à leur sujet dans un petit carnet, qui donne une idée à Éric : la fille en appâtera un, les garçons la suivront chez lui, on simulera une agression, on volera ce qui est à voler.
La première tentative à quatre, avec Patricia, une copine, est un fiasco. Puis Antoine, un avocat, tombe dans le piège ; les garçons le torturent pour qu'il donne son argent ; ils le tuent tandis que Nathalie attend dans la pièce à côté, un baladeur sur les oreilles. Le trio repart avec un butin minable et de vagues remords et continue à vivre tant bien que mal en construisant un alibi boiteux. Nathalie revoit sa petite soeur, qui l'attendrit, et sa mère divorcée, qu'elle trouve encore belle.
Peu avant Noël, un piège est tendu à un autre homme, Alain, et ça ne se passe pas mieux, même si la victime parlemente pour essayer de sauver sa peau. Nathalie regarde des vidéo-clips et, de l'autre côté de la porte, les garçons commettent à nouveau l'irrémédiable. Tout cela, pour quoi ? Un peu d'argent et des paquets-cadeaux... La police n'a aucun mal à arrêter Nathalie, complètement dépassée, qui livre ses complices et qui n'a qu'une idée en tête : être relâchée au plus vite car elle doit rejoindre son père pour les fêtes...
Coup de torchon ou La passion Béatrice étaient déjà de facture naturaliste au sens de Losey, Powell ou même Melville, pour ne prendre que trois idoles du cinéaste : les mondes refoulés, amoraux et incontrôlables qui remontent à la surface, bouleversent le monde apparent et bien réglé, et précipitent les personnages vers leur fin.
Avec L'appât, Tavernier réalise une étude très noire d'une certaine jeunesse contemporaine, et déclare même à la sortie du film avoir traité du "mal absolu". Le sujet est directement inspiré d'un fait divers (l'affaire Valérie Subrat dans les années80). L'héroïne et son compagnon ont arrêté leurs études, mais ne vivent pas dans des quartiers difficiles, leurs familles sont même plutôt favorisées. Pourtant, ils sont totalement intoxiqués par la société des médias et de la consommation effreinée et im-médiate (qui ne supporte aucune médiation, aucun délai, aucun frein).
Nathalie n'est pas simplement superficielle : elle est obsédée par son apparence, les sorties, les marques de luxe (elle fait la moue quand on lui tend un stylo qui n'est pas un Dupont...). Le père est absent, la mère lui paie son studio et lui a transmis son "savoir" diététique et esthétique, mais elle est totalement inconsciente de la vie que mène sa fille.
C'est l'époque du chômage de masse, de la précarité... Alors, celle-ci enchaîne les petits boulots, et surtout sort le soir, " allume " des hommes bien plus âgés, qui la regardent à la fois comme une fille ou une nièce, et comme un objet de désir : pulsion d'or contre pulsion de sexe... Mais Nathalie n'est pas une héroïne de Sternberg ou Fassbinder, elle n'utilise pas les hommes consciemment en vue de sa réussite : elle semble très organisée, avec son fétiche préféré, l'agenda-carnet d'adresses (qui, détourné par son copain, sera l'outil des crimes ultérieurs) mais cette belle machinerie tourne à vide. Plus "Loulou" que "Lola", la fille est désenchantée et très naïve au fond. Elle subit son image, le désir des hommes et les valeurs factices de l'époque, sans rien construire de durable.
Le film montre les jeunes gavés de télévision, avec les success stories des patrons partis de rien (comme les frères " Naf Naf "), les jeux télévisés (où l'on peut gagner 1 million en quelques secondes, en répondant à des questions débiles) et un film-culte des jeunes d'aujourd'hui, le Scarface de Brian de Palma, que nos " héros " se passent en boucle. Tout en reprenant à leur compte le projet de Toni Montana d'un enrichissement rapide et sans scrupules, ils sauvegardent des apparences convenables : Nathalie se donne une image "classe", et sa mère trouve que son petit copain "n'est pas comme les autres, il ira loin... ". Celui-ci n'est pas un Lacenaire ou un "natural born killer", il n'a pas "La Haine " : il organise un projet crapuleux, mais en vue decréer une chaîne de boutiques de vêtement, ça change tout...
Pourtant, l'objectif économique final s'évanouit, et les pulsions sont à l'oeuvre, barbares et sans issue, incarnées par le copain SDF et déficient intellectuel qu'ils hébergent : le couple s'est trouvé une âme damnée prête à les suivre jusqu'au bout de la nuit, qu'ils regardent de haut, mais qui va également les entraîner dans la chute. Lors du premier braquage, c'est lui qui achèvera la victime, mais la fois suivante (Richard Berry), il rappellera à son copain bourgeois que c'est son tour, et l'autre ne pourra plus reculer, même s'il est juif comme la victime - dernier rempart moral qui aurait pu l'arrêter... Une phrase formidable de Richard Berry : " Si tu me tues, ma mère pleurera beaucoup, mais la tienne sera inconsolable ". Le maigre butin de ces crimes est tout de suite dépensé... Finalement, aucun parent, aucun adulte n'arrêtera cette jeunesse dorée mais perdue, avant l'arrestation par la police. Les enquêteurs sont attérés par l'inconscience de la jeune fille.
Il est donc temps de voir en Tavernier un grand cinéaste naturaliste, travaillant avec beaucoup de justesse la violence intérieure et les émotions - l'engagement pour la première fois au cinéma de deux grands comédiens classiques, Bruno Putzulu et Philippe Torreton, lui permettant plus de puissance et d'âpreté. Avec, en plus, comme toujours, un propos social et engagé : il s'agit moins du confortable " malaise des jeunes " que d'un propos plus dérangeant, la faillite des adultes qui ont créé cette société du fric, du sexe et de la précarité, et doivent assumer leurs devoirs d'éducateurs et d'intégrateurs, même si c'est difficile (thème repris dans Ca commence aujourd'hui ou même Holy Lola , et donner une place saine et stable à cette génération : dans le cas contraire, ils apparaîtraient comme les véritables responsables de la barbarie.
Eric Barbot le 23/03/2007