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I- La belle vie. Tel Aviv au lendemain du 7 octobre 2023. Y., musicien de jazz précaire, et sa femme, Yasmin, danseuse, acceptent de se donner corps et âme aux puissants pour les divertir, dans l’espoir d’accéder à un meilleur statut social. Ils participent ainsi à une fête décadente avec des militaires de haut rang, traumatisés par le massacre du 7 octobre. Y. pourrait même se noyer dans la piscine à force de contorsion, d'engloutissement d'alcool et de nourriture si Yasmin ne venait à son secours. Yasmin incite ensuite Y. à perdre "la guerre de chansons" que lui impose le chef d'état major en entonnant un martial "Love me tender".
Y. et Yasmin finissent la soirée chez une riche banquière qui s'adonne à des plaisirs sexuels compliqués auxquels ils se soumettent.
Le lendemain matin, le couple se retrouve au petit-déjeuner et danse, comme lavé des osuillures de la veille. Y. conduit leur fils, Noah, à la crèche, se forçant à trouver "bon" tout ce qui passe à portée de leur regard. Y., dans un parc doté d'un parcours sportif, tente de ne pas prêter trop d'attention au message qu'il reçoit sur son téléphone l'informant de bombardements de Tsahal sur des civils de Gaza. Le gouvernement prétend enquêter sur ce crime de guerre.
Y. voit Yasmine répéter sa chorégraphie au travers d'une haute fenêtre et lui envoie des gestes d'amour. Puis il se réjouit du message qu'il reçoit de la banquière l'informant qu'elle est contente de leur nuit de la veille et qu'elle invite le couple à sa luxueuse fête de l'indépendance du lendemain.
Y. et Yasmine se réjouissent de cette invitation et dansent de nouveau ensemble. Yasmine est toutefois perturbée par un nouveau message sur son téléphone qui l'informe d'un autre bombardement d'un immeuble civil par Tsahal sur Gaza et de la même phrase hypocrite sur une enquête possible. En fin d'après-midi, Y. emmène son jeune fils en balade en vélo près de la mer, paysage magnifique qu'il devra se résigner à faire cohabiter avec ce régime politique qui exècre : "résigne-toi le plus vite possible. La soumission, c’est le bonheur" dit-il cyniquement à son fils.
La fête de l'indépendance commence par un embarquement à bord d'un yacht de luxe où Y. retrouve son ami de lycée, Avinoam, désormais responsable de la communication des armées. Avinoam fait durement ressentir à Y. qu'à quarante ans, il vit toujours d'expédients et qu'il doit s'engager s'il veut assurer son avenir. D'ailleurs sa compagne n'est sans doute pas fiable, lui qui l'a connu se soumettant à l'humiliation d'être dans une cage en plein désert ce qu'il lui demande de visualiser, ainsi que le pire massacre commis le 7 octobre, dans sa tête devenue télévision. Avinoam l'informe que l'armée prépare un nouveau chant patriotique dont il lui propose de composer la musique. La mer fait soudain tanguer le bateau mais Y., un canard sur l'épaule, distrait l'assemblée en jouant au piano.
Le yacht arrive à destination, celle dédiée à la rencontre avec un milliardaire russe qui fait pousser un gratte-ciel dans le désert en quelques secondes grâce à une télécommande. S'engage alors une fête où Yasmin danse et Y. reprend son rôle d'histrion, prêt à toutes les humiliations, sa bouche suçant de façon obscène ou ingurgitant ce qu'on lui glisse de force entre les dents : gâteau ou morceau de viande. Lors de la pause repas, Yasmin confie à Y. qu'elle aimerait qu'ils soient invités bientôt sur l'île du milliardaire où se distribuent de riches cadeaux. Et Yasmin vient ainsi se mettre à genoux devant le milliardaire pour l'en supplier.
Rentrés chez lui, Y. s'effraie du texte du nouvel hymne patriotique qu'il doit mettre en musique. Il part en faire une photocopie. Il la fait lire à la jeune fille qui tient la boutique et celle-ci dit approuver le texte à 100%.
II- Le chemin. Y. part de chez lui et s'installe au bord de la plage pour tenter de composer l'hymne. Il trébuche et s'ouvre le genou. ll couvre de sang l'hymne. Il reçoit un appel de Leah, son premier amour à laquelle il a donné rendez-vous et qui vient le chercher en voiture. Ayant confiée sa fille à une baby-sitter, Leah n'a pas pris le temps de déjeuner et s'arrête dans un hôtel pour manger. Leah était interprète pour des hommes d'affaires étrangers en visite en Israël. Elle a dû trouver un autre travail après le 7 octobre et s'est reconvertie comme propagandiste du régime, profitant de ses dons en langues pour inonder les réseaux internet de différents pays des exactions commises par le Hamas le 7 octobre. Y. admire les mains de Leah qui aurait pu être une grande pianiste et qu'il a quitté pour tenter sa chance à Tel Aviv. heureux de se retrouver dans leur amour de la musique, ils improvisent un duo au piano qui réjouit les clients de l'hôtel. Puis ils s'enfuient sans payer leur repas.
Leah conduit Y. vers Gaza qui lui demande de relater les massacres du 7 octobre dont elle ne cesse de consulter les documents pour son travail. Leah, contenant sa souffrance, les décrit longuement. Ils arrivent bientôt à un barrage routier en longeant le mur frontière. Un soldat leur indique le seul point d'où ils pourront voir Gaza, la mal nommée "colline de l'Amour". Pendant ce temps Yasmin, qui ne sait où se trouve Y., conduit Noah à la crèche et contraint le patron de sa salle de gym de lui régler un mois d'avance.
Y. observe, seul depuis la colline, Gaza bombardée et rasée. Quand Leah le rejoint, il lui propose de refaire sa vie avec elle. Leah le quitte sobrement. Y. a décidé à composer l'hymne; il se sait lâche et imagine que sa mère, conscience morale d'une autre époque, l'aurait couvert de gravats. Il s'endort à même le sol.
III- La nuit. Y. revient à Tel Aviv où Yasmin l'attend, se plaint du rabbin radical qui la réveille, ainsi que Noah, toutes les nuits. Yasmin finit par mettre Y. dehors après sa fuite avec Leah. Elle rêve pour son fils d'un paysage de verdure et de paix.
Yasmin vient néanmoins rejoindre Y. dans l'île du milliardaire où son mari a composé l’hymne. Après la répétition du discours d'introduction du milliardaire, est lancée la vidéo où l'hymne patriotique est chanté par une chorale d'enfants. Yasmin méprise son mari pendant que le milliardaire lui propose des cadeaux extravagants. Y., dégoûté de lui-même, embrasse le milliardaire et pousse l'avilissement jusqu'à lécher avec obscénité les bottes du milliardaire qui en profite pour mettre Avinoam et son secrétaire en demeure de faire de même.
Y., au bord du suicide, s'est enfui et tente de se faire renverser par une voiture mais Yasmin, revenue vers lui, l'en empêche. Ils décident de quitter l'île. Une fois encore, ils affirment leur amour mais décidés à quitter leur pays.
Comment croire en l'avenir, lui dire "oui", quand tout est souillé, quand des forces diaboliques s'emparent du pays ? Sans doute convient-il pour le cinéaste d'user de tous les moyens et tous les registres pour sortir du chemin tout tracé vers la tragédie. C'est ce qu'accomplit à son échelle le couple de Y. et Yasmin. Ils sont allés loin dans des compromissions pour accéder à un meilleur statut social mais leur amour perdure, chaque matin après la nuit. Ainsi, c'est en incarnant des personnages qui ne cessent de se mettre en danger de perdre leurs repères moraux que Lapid dessine un antidote possible à un monde devenu fou et grotesque dans sa logique d’acceptation inconditionnelle de la guerre et de la douleur. Quand l'amour subsiste en dépit du désastre, l'espoir n'est pas perdu, le calme dans l'œil du cyclone.
User de la musique de la couleur et de la matière
Les propagandistes financiers et militaires du régime israélien, anesthésiés par leur désir de vengeance, s'enfer-rent dans la voie du génocide. Le message politique de Nadav Lapid est limpide mais c'est par la forme qu'il tente de visuliser cet enfer. Lapid occupe la même place que George Grosz en 1926 lorsqu'il peint Les piliers de la société, tableaux figuré sur une reproduction de livre, en insert, dès les premières minutes du film, à la fin de la fête et avant que le titre ne s'affiche et que suive l'épisode de la nuit avec la banquière. Entre le désastre qui a conduit au régime nazi et les crimes de guerre qui peuvent conduire au génocide, la ligne sanglante est tracée.
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Les piliers de la société George Grosz, 1926 |
Les financiers, la presse, les politiciens société israélienne, 2025 |
Y., sur la plage, au début de la deuxième partie, en resterait bien à l'ouverture pour orchestre n° 3 de J.S. Bach pour composer son hymne mais, manifestement, cela ne convient pas : il se blesse au genoux et verra le texte de l'hymen taché de sang. Les paroles terribles que Y. doit mettre en musique sont bien réelles. Quelques semaines après les attaques du 7 octobre et le début de la guerre à Gaza, des consultants stratégiques se sont réunis pour remonter le moral du peuple avec toutes sortes d’initiatives. Ils ont ainsi pris une chanson mythologique israélienne écrite par le poète Haïm Gouri au moment de la naissance du pays en 1948, intitulée Amitié dont ils ont détourné les paroles pour la transformer en hymne de la vengeance et de la tuerie et chantée par une chorale d'enfants dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux par le "Front civique" : "la nuit d'automne tombe sur la plage de Gaza ; les avions bombardent, destruction, destruction ; Ici tsahal franchit la ligne pour anéantir les porteurs de croix gammés ; Dans un an, il n'y aura plus rien là-bas et nous rentrerons sain et sauf chez nous ; Nous les détruirons tous et puis nous reviendrons labourer nos champs".
Lapid montre une partie de la vidéo reellement diffusée tout en prenant soin de masquer le visage des enfants pour préserver leur identité, pour cet horrible appel au génocide. Puis il met en scène cet hymne génocidaire avec des enfants habillés comme des anges qui chantent, visage découverts -ce sont des acteurs- en surimpression sur une transparence de Tel Aviv, magnifique la nuit. Une tragédie musicale
Il faut en effet user de tous les registres de la musique, de la couleur et de la matière pour décrire la descente aux enfers de cette société. La continuité narrative est ainsi zébrée d’images tressautantes comme suite aux secousses de bombardements ; dadaïstes est le canard blanc au bec jaune, les emeojis qui sortent de partout ; suréalistes la tête d'Avanoim se transformant en télévision pour faire voir sa pensée ou les séquences mentales où la conscience morale de la mère vient ensevelir Y; sous les gravas, voir fait tanguer le bateau sur une mer calme qaund il reçoit le texte de l'hymne.
La deuxième partie, centrée sur le couple Leah et Y.; met davantage que la couleur, la matière à contribution : la terre sacrifiée de Gaza, les gravats qui recouvrent Y.. Logiquement la couleur, rouge, revient sur le chemin du retour vers Tel Aviv
Un amour qui subsiste au sein de l'avilissement
Au sortir des fêtes où ils prostituent, Y. et Yasmine retrouvent la joie d'être ensemble, de préparer le petit déjeuner, de danser et de penser à leur fils. Yasmine raconte qu'elle est tombée amoureuse de Y. alors qu'elle lui extrayait un morceau de viande du gosier, conséquence de ses performances d'histrion. Plus tard dans la fête de l'indépendance, ils partagent sous la table, comme un secret et un exorcisme communs , les morceaux de gâteau et de viande qu'il a dû ingurgiter. Dès la fête inaugurale qui se termine par une bataille de chansons conduite par le chef d'état major qui hurle Love Me Tender comme si c’était une chanson de guerre, Y. se rend sur les conseils de sa femme mais ils reprennent pour eux deux la chanson lui restituant sa dimension d’amour absolu. Si le couple se souille et plie, il affirme son amour malgré tout.
Pareillement , le couple se serre l'un contre l'autre alors que Y. prend du viagra pour satisfaire la banquière. Cet amour s'étend à leur fils avec ces moments de calme que constituent les deux balades en vélo, vers la crèche un matin, sur le front de mer un soir.
Film aussi magnifique et désespéré que le précédent, Le genou d'Ahed, qui conseillait, comme ici, la fuite d'un pays quand on est y condamné à l'avilissement. Au bout de leur chemin de croix, plus excessif encore dans l'avilissement, mais où l'amour perdure comme un oui à la vie, Y. et Yasmin trouveront in extremis une sortie possible vers l'affirmation d'un Non à ce pays.
Jean-Luc Lacuve, le 17 septembre 2025.