Été 1910, Baie de la Slack dans le Nord de la France. La famille Brufort : le père, surnommé L'éterne; la mère ; l'aîné, surnommé Ma Loute ; et les trois plus jeunes fils, ramassent des moules. Sur le chemin du retour, ils tirent leur chariot et doivent laisser la place à la voiture rutilante de la famille Van Peteghem, venue de Tourcoing rejoindre leur demeure de vacances, le Typhonium, une maison de style égyptien qui domine la baie. Isabelle s'extasie aux côtés de son mari, André, alors qu'à l'arrière sont installées leurs deux filles et leur cousine androgyne, Billie.
Non loin de là, l'inspecteur Alfred Machin écoute son second, Malfoy, lui indiquer où est survenue la deuxième disparition signalée dans la baie. Bientôt, c'est une insistante femme à l'ombrelle jaune qui disparait, laissant entrevoir une terrible conurbation de crimes sur des personnes de Lille-Roubaix Tourcoing. Les policiers interrogent les Van Peteghem, admirant leur maison puis les Brufort dans leur quartier de saint Michel. Les policiers sont bien incapables de voir que les Brufort assassinent les plus appétissants des touristes pour les dévorer crus, c'est leur viande.
Alors qu'Isabelle ne cesse de tomber en époussetant les meubles, André reçoit son beau-frère, Christian, un psychopathe refoulé et maladif, qu'il aimerait voir s'en aller vite. Billie s'est habillée en garçon puis s'habille de nouveau en fille, suscitant la désapprobation d'Alfred Machin.
Aude, l'hystérique sœur de Christian, se joint bientôt au groupe. Lors du déjeuner, André s'humilie en ne parvenant pas à découper le canard. Billie demande régulièrement à Ma Loute de la transporter de l'autre côté de la baie. Et lorsque Aude rejette Billie, elle trouve refuge auprès de Ma Loute qui l'invite à une balade en mer. Un mauvais grain survient et c'est le père, L'éternel, qui leur porte secours dans le navire de sauvetage en mer qu'il commande.
Les Van Peteghem décident de s'associer pour une fois à la bénédiction annuelle des marins puisque la vierge Marie leur a rendu Ma Loute et Billie. A la fin de la cérémonie, ceux-ci se déclarent leur amour, déclenchant la colère de Aude qui sanglote devant la niche de la statue de la vierge Marie. Comment Aude supporterait cela alors que le père de Billie est soit son frère, André, soit leur père à tous les deux. Billie rend visite à ma Loute au quartier saint Michel sans réaliser le cannibalisme des Brufort. Ma Loute est bien prêt de la dévorer mais il préfère fuir. Billie court à sa recherche et se baigne nue dans la mer.
Le lendemain, Christian, André Aude et Isabelle se retrouvent pour l'apéritif. Billie demande à Ma Loute de la faire traverser mais celui-ci la lâche brutalement dans l'eau en déclarant "mais tu as des couilles !!" puis, de rage, tabasse Billie de coups. Billie rejoint bientôt l'arrière-cour des Brufort où l'attend Christian qui, comme lui, va bientôt servir de viande.
Aude s'inquiète de son fils et vole à son secours. L'Eternel Brufort l'attend au coin du bois et lui assène un tronc sur le visage, Aude rejoint le filet où gisent, à moitié inconscients, son fils et Christian. Comme elle gémit trop fort, madame Brufort lui assène un coup de rame ainsi qu'à Christian.
André et Isabelle sont partis à la recherche de Christian avec les policiers. Isabelle se penche au-dessus de la niche de la vierge des mers.. et lévite au-dessus du vide.
Ma Loute réfléchit et libère les prisonniers. Lorsque l'inspecteur Machin fait appel aux militaires, ceux-ci les trouvent ainsi sans peine dans les bois, toujours à moitié assommés.
C'est la fête, les disparus ont été retrouvés et personne ne s'inquiète de savoir qui sont les coupables. Alfred Machin s'envole comme une baudruche quand Malfoy lâche la corde qui l'arrimait au sol. Tous le poursuivent sur la plage. Ma Loute fricote avec Angèle négligeant Billie en fille s'éloignant avec tristesse au bras de sa cousine.
Faire aujourd'hui une satire de la bourgeoisie des années 10, égratigner spirituellement une classe sociale, n'aurait pas grand sens. Ma Loute n'est pas davantage un film burlesque même s'il en emprunte certains codes. Car si l'humour est "du mécanique plaqué sur du vivant", ici ce dernier a disparu. Les bourgeois ne trouvent qu'à se repaitre d'eux-mêmes dans d'incestueuses relations industrielles. Dumont en épuise les dernières forces pour les faire tomber, prendre des coups et ne survivre qu'en embrassant les baudruches vides que sont les forces de police. La classe laborieuse, enfermée dans des schémas trop rigides, ne survivra pas mieux. La splendeur des plans de nature dit l'ambition du film : bientôt ces corps qui résistent encore auront disparu. Un monde neuf, on ne sait lequel, prendra sa place.
Des bourgeois qui s'écroulent portés ou mangés par les prolétaires
Dumont installe son dispositif avec une splendeur peu commune. Tout démarre de la plage des moules ramassées, on y reviendra plusieurs fois, notamment pour la balade en mer qui manque de devenir tragique ou pour la procession des marins ou la lévitation d'Isabelle. Tout en haut, il y a le Typhonium qui domine la baie mais que ses habitants, une fois la joie de la découverte passée, ne voient plus. Entre les deux, il y a ce passage où les bourgeois en mal de promenade sont portés par les Brufort... qui les mènent à bon port ou les enlèvent pour les manger.
L'inspecteur Machin et Malfoy, naviguant entre ces trois espaces, font preuve d'un rare manque de perspicacité. Dumont reprend le gag de P'tit Quiquin où le motard en cagoule n'était pas inquiété par la police alors qu'ils avaient sous les yeux un potentiel suspect. Ici, Machin et Malfoy ne voient pas davantage ce qu'ils ont sous les yeux. Ma Loute traîne le corps de la touriste à l'ombrelle enfermé dans un sac dans le même plan que celui qui voit s'éloigner la voiture de police. Plus tard, il faudra que Ma Loute expose les trois proies aux regards des gendarmes pour que ceux-ci les trouvent enfin. Seule la post-synchronisation des sons à la Tati leur assure une efficacité toute extérieure.
Machin avait prévenu : il gonfle lorsqu'il ne trouve rien. Il s'avère ainsi aussi creux qu'un ballon de baudruche. Gonflé de vide, il sera tenu avec une corde et percé d'une balle pour être sauvé. Les gendarmes ne valent pas mieux, se satisfaisant pour leur honneur de la poussive sonnerie aux morts du colonel.Même littéralité de l'incarnation en image avec les lévitations d'Isabelle, l'évaporée. On y verra aussi une charge ironique contre les saintes évaporées se réclamant de la Vierge Marie.
Dumont mord jusqu'à la chair ces corps qui tentent de résister encore. Jamais sa veine naturaliste ne s'est faite plus cruelle et rageuse. Pour avancer les bourgeois doivent payer les bras et les jambes, la force de travail, des pêcheurs dont ils espèrent la traversée du petit estuaire. Les uns sont des dégénérés incestueux, les autres des cannibales, et, à la fin, les classes sociales resteront séparées. D'un côté, la bourgeoisie embrasse goulument la police. De l'autre, Billie n'arrivera pas à sortir Ma Loute de sa hargne envers l'homosexualité et n'a, tradition industrielle oblige, que sa cousine pour compagne. Qui sait même si le devenir animal de Ma Loute ne se calmera pas avec le gentil mariage prévisible avec Nadège.
Jean-Luc Lacuve, le 20/05/2016