En voix off pendant que défile le générique, une journaliste adresse des reproches à Laurence Alia arrivé avec 40 mn de retard à leur rendez-vous. La journaliste est de mauvaise humeur. Elle lui demande ce qu’il recherche : "Je recherche quelqu'un qui comprenne ma langue. Une personne qui sans être un paria s'interroge non seulement sur les droits et l'utilité des marginaux mais les droits et l'utilité de ceux qui se targuent d'être normaux". Laurence vient en effet de quitter la chambre où il vient tout juste d'emménager à Montréal. Habillé en femme, il suscite les regards gênés et réprobateurs des passants. Il a 45 ans. A l'intervieweuse, il raconte sa vie
Dix ans plus tôt, en septembre 1989. Laurence est très amoureux de sa petite amie, la fougueuse et passionnée Frédérique - "Fred" - Bellair. Il la réveille en lui jetant le linge propre qu’il vient de laver. Un marteau-piqueur se fait entendre ; ils décident d’ajouter ce bruit désagréable à "la liste des choses qui enlève beaucoup de plaisir". Laurence est professeur de littérature dans une université de Montréal. Il interroge ses élèves à propos de l’indulgence qui a bénéficié à Céline après la guerre et sa fuite en Allemagne. Sa littérature est-elle assez grande pour qu'on excuse son ostracisme et son rejet des personnes différentes. Personnes qui, dans un autre espace temps, pourraient être vous ou moi ? Son collègue, Michel Lafortune, administrateur de l'université, le félicite pour le prix littéraire Michel Berthiaume, confidentiel mais prometteur, qu'il va recevoir le soir.
1 mois plus tard. Les amis et Fred lui souhaitent son anniversaire. Le jour suivant, Fred a un cadeau à lui faire : partir immédiatement pour deux jours à New York. Elle a pris un peu de cocaïne et est surexcitée. Elle décide de laver la voiture, musique à fond. Dans la laverie, Laurence explose : il doit révéler quelque chose à Fred ; elle sort seule de la laverie, bouleversée. Quand elle revient à la maison le jour suivant, elle accuse Laurence de lui avoir caché quil était gay, ce qu'il réfute. Il a eu le sentiment toute sa vie qu'il était né dans le mauvais corps. Il dit avoir souffert de vivre dans le mensonge pendant tant d'années. Il souhaite rectifier la situation et commencer sa vie de femme. Fred prend la nouvelle très mal. Elle s'en va. Mais elle dit bientôt à sa mère et sa sœur, Stéfanie, ne pas pouvoir renoncer à lui. Il a l'intention d'aller au travail en femme après les vacances de Noël. Il en avertit sa mère, qui le pense dingue, mais doit accepter la situation.
Novembre 1989. Laurence hésite toujours à s'habiller en femme. Au début 1990, il dit à Fred n'avoir pu enfiler un bas résille dans les toilettes des filles qui le trouvent un professeur charmant. Fred aide Laurence à se maquiller. Son entrée en classe ne perturbe pas les élèves et il peut déambuler fièrement dans les couloirs. Au cours d'un repas avec Fred, Stéfanie et la copine de celle-ci, Laurence est mise sur la sellette. Fred sort brusquement, un peu perdue, sous prétexte d'acheter du sucre. Elle entre dans un drugstore, entend un enfant pleurer, compte sur ses doigts et s'empare d'un tube de grossesse avec lequel elle entre dans les toilettes. C'est Stéfanie, Laurence ayant quitté la maison, qui l'aide à trouver un médecin.
Deux mois plus tard. Francine, professeure à l'université, médecin et amie, rapporte que Fred souffre de déceptions professionnelles et devient dépressive.
Laurence est convoquée par le conseil d'administration qui lui rapporte qu'un groupe de parents s'est plaint et ne s'est pas contenté d'une lettre d'explication. Le manuel "Diagnostic et statistiques des troubles mentaux", le guide édité par la société américaine de psychiatrie, considère que la transsexualité est une maladie mentale. Après le massacre de Polytechnique, le rectorat ne veut pas prendre de risques
Laurence, agressée par un macho dans un bar, se bat violemment. Il est soigné par Simon Deltreuil qui le laisse téléphoner chez lui. Sa mère, qui est occupée auprès de son père, ne répond pas à son appel au secours et le laisse seul.
Le lendemain, Laurence invite Fred, toujours dépressive, au restaurant et s'en tient à une chute dans l'escalier pour son visage abimé. Il lui annonce s'être fait virer et tente désespérément d'affirmer qu'avec ses indemnités et l'écriture de son recueil de poésies, ils pourront vivre normalement. Les questions insistantes d'intolérance satisfaite ordinaire de la patronne font exploser Fred de colère qui crie sa douleur et sa fragilité devant les clients. Ils partent. Fred veut être seule rentre se prendre un bain et se fait inviter par une amie
Laurence rencontre les Five roses, des riches chanteuses excentriques dont Simon Deltreuil est "Baby Rose". Fred se rend dans une fête où elle se fait draguer par l'un des invités. Un mois plus tard, elle annonce à Laurence qu'elle le quitte ayant eu 5 ou 7 rapports sexuels avec celui dont elle a du mal à dire qu’elle est amoureuse. Un papillon sort de la bouche de Laurence. Il demande l'adition et part chez sa mère, transi de froid sous la pluie ; elle jette la télévision aux pieds de son mari et part avec lui.
Dans une cabane louée au bord de la mer en hiver, Laurence raconte à la journaliste avoir écrit mille lettres aux chiottes disant "Ne me quitte pas" ; les belges parlent lentement mais ils ont l'esprit de synthèse. Il posait des questions et un moment il a voulu des réponses.
1995- Les Trois Rivières. C'est Charlotte qui surveille Fred avant de la suivre faire les courses. Laurence lui demande les clés de la voiture pour des courses; lui aussi observe Fred qui doit recevoir les nombreux invités de son mari. Elle est stressée et Stefanie doute qu'elle soit heureuse. Charlotte et Laurence passent Noël avec les Five roses.
Laurence voit sa mère qui lui dit savoir qu'elle a une fille. Laurence ne veut pas d'argent : il corrige des manuscrits, il est bien avec Charlotte qui prend soin de lui. Fred reçoit le livre de poèmes. Elle en est douchée et voit la brique rose sur sa maison dont parle Laurence. Elle écrit à Laurence. Il l'observe depuis un an et demi. Il vient chez elle, après l'amour et une "liste des choses qui enlèvent beaucoup de plaisir" il lui demande de partir avec elle. Ce qu'elle fait. Charlotte les voit partir.
1996- L'île au noir
Cependant, l'escapade romantique tourne au vinaigre et les deux se disputent. Fred révèle qu'elle était enceinte lorsque Laurence a révélé son identité sexuelle, et Fred a avorté. Le mari de Fred apprend où elle se trouve grâce à Charlotte et la relation et la vie de Fred avec lui sont brisées. Laurence quitte Fred dans la nuit et les deux ne se parlent plus pendant plusieurs années.
1999. Laurence est interviewée par la journaliste, excédée de son retard. Il revient des Etats-Unis. L'intervieweuse fait juste un portfolio pour l'édition anglaise de son livre. S’enquiert de Fred, après avoir écouté l'histoire du couple. Femme AZ "éloge de la norme. Elle n'est pas confiante mais déterminée.
Laurence avoue qu'elle a récemment repris contact avec Fred, fraîchement divorcé, mais que leur rencontre ne s'est pas bien passée. Elle dit à l'intervieweuse qu'elle a choisi de vieillir en femme. La scène finale montre les circonstances dans lesquelles Fred et Laurence se sont rencontrés pour la première fois, sur un plateau publicitaire, Laurence ayant parié qu'il parlerait à Fred.
Après un drame de l'adolescence et un drame sentimental, c'est au genre du mélodrame que se confronte Xavier Dolan avec une détermination aussi flamboyante qu'obstinée. Le désir d'assumer sa position minoritaire comme une façon de vivre y est affirmé au sein de la grande forme du mélodrame. Au sein d'un grand flash-back, la mise en scène joue de deux grands effets : l'explication retardée et le surcroît de lyrisme apporté par la musique et la poésie.
Une femme qui s'affiche
Longueur hors norme, cadre 1,37 hors norme, personnage tabassé, rejeté mais jamais mort et toujours relevé sur une bande-son éblouissante (The Funeral Party, The Cure, la Cinquième de Ludwig Van Beethoven mais aussi Prokofiev, Depeche Mode et Fade to Grey) ; tout vient proclamer ici le désir d'assumer sa différence.
Différent mais romantique à l'extrême : La femme AZ qui
est tout pour Laurence, de A à Z, à laquelle il aimerait dire
"Ne me quitte pas" (les Belges parlent lentement, mais ils ont l'esprit
de synthèse) ; Liberté, le poème d'Eluard tatoué
au creux du dos et affiché à la bombe sur le mur de la chambre
; le Ecce homo écrit au tableau ; le linge propre et chamarré
que l'on verse sur l'être aimé (Fred, l'enfant, l'ile au Noir),
les listes des choses qui enlèvent beaucoup de plaisir.
Tout vient dire le plaisir de la transgression, de l'écrivain-poète
assumant comme un danger, le regard désapprobateur des passants du
début comme celui simplement étonné de la longue promenade
dans le couloir de l'université. Tout vient dire la lutte contre la
bêtise et l'uniformité qui réduisent la vie aux plus plates
conventions.
Laurence assume la vie dans le paradoxe, le chatoiement, la déstabilisation, le renouveau, le goût d'être "spécial" pour garder intacte la violence des sentiments et des émotions, voir la transsexualité, ici seulement transgression plus forte que la simple homosexualité ronronnante de la sur. Mais le mélodrame se noue lorsque le désir d'être soi à tout prix se heurte, plus qu'aux souhaits de normalité de la société, aux contraintes du désir de l'autre. C'est Fred qui en fait les frais alors que la mère, qui avait perdu son fils, retrouve sa fille.
Lyrisme et explication retardée
Les effets sont nombreux : on repère ainsi un montage parallèle entre le tableau Le portement de croix de Jérôme Bosch et Laurence qui se sent tel le christ, ou plus probablement le bon ou le mauvais larron, en proie aux moqueries des pharisiens.
voir : la séquence en entier | Le portement de croix |
Mais ce sont surtout les effets de compréhension retardée qui viennent briser la continuité du récit. La séquence initiale de Laurence en 1999, habillée de bleu et suscitant les regards méfiants des passants, reste mystérieuse puisque Laurence est filmée de dos et cachée par un écran de fumée alors que, off, c'est l'interview qui commence avec un récit qui s'enclenche dix ans plus tôt, en 1989, sans que l'on le visage de Laurence en 1999 ne soit vu avant la fin du film.
Fred, tout à son enthousiasme de partir en vacances à New York décide de laver la voiture, musique à fond. Dans la laverie, Laurence explose : il doit révéler quelque chose à Fred. Mais on ne l'apprend pas. Fred sort seule de la laverie, bouleversée dans un silence qui contraste avec le bruit précédent de la laverie. Ce n'est que dans la séquence suivante, lorsqu'elle revient à la maison le jour suivant, qu'elle accuse Laurence de lui avoir caché qu'il était gay, ce qu'il réfute.
Fred sort brusquement de la soirée avec Laurence, Stéfanie et son amie, un peu perdue, pour acheter du sucre. Elle entre dans un drugstore, entend un enfant pleurer, compte sur ses doigts et s'empare d'un objet avec lequel elle entre dans les toilettes. C'est Stéfanie, Laurence ayant quitté la maison, qui l'aide ensuite à trouver un médecin. Mais ce n'est que lors de la dispute dans l'île noire qu'est explicitement raconté l'avortement. Mais l'explication retardée qui développe le plus de mystère reste le papillon qui sort de la bouche de Laurence quand Fred lui annonce sa rupture dans le café. Certes, suit immédiatement après la scène où Fred dépose le collier papillon sur l'évier avant le rapide flash back où elle aidait Laurence à se maquiller. mais il faut attendre la dernière séquence pour connaître la signification du papillon trombone qui servit à Laurence pour aborder Fred pour la première fois.
Les séquences de lyrisme pur : la marche de Laurence triomphante dans les couloirs de l'université; l'arrivée de Fred dans la fête sur l'air de Fade To Grey de Visage et surtout la compréhension par Fred de la phrase du poème de Laurence : "On a peint de rose un endroit pensant rendre service à l'ennui" qui la fait se précipiter dehors et voir la brique peinte en rose, signe que Laurence l'observe depuis longtemps. A ce poème, elle répond par une lettre qui vient s'inscrire en toutes lettres sur l'écran.
Jean-Luc Lacuve, le 27/12/2024 (repris du 19/07/2012)