Chocolat inspira Toulouse-Lautrec qu'il peint ici dans un cabaret de
Montmartre, l'"Irish and American Bar". Le barman Randolphe,
à gauche, était connu sous le sobriquet Ralph. Moitié
chinois, moitié indien dAmérique, né à
San Fransisco, il affichait une dextérité toute asiatique
dans le mélange de cocktails spéciaux. Au milieu de la
fumée, jockeys, entraîneurs, palefreniers et vendeurs de
chevaux jouent des coudes avec des cochers bien habillés dont
les employeurs dînent dans lun des restaurants chics aux
alentours. Le célèbre Chocolat, ici en train de danser,
manifestait une grande dévotion pour cette établissement
enfumé, sans prétention. Après sa performance au
Nouveau Cirque, il venait ici pour étancher sa soif avec son
partenaire Footit. Occasionnellement, Chocolat se mettait à danser
Lautrec était fréquemment le dernier client à quitter
le bar avec lheure de fermeture
Chocolat, de son vrai nom Rafael de Leïos, esclave cubain,
est devenu un Auguste célèbre de la Belle époque aux côtés de son partenaire,
le clown blanc Foottit.
Rafael Padilla fut un artiste légendaire. Né
à Cuba en 1864, fils d'esclave, il fut vendu à un Portugais
fortuné qui l'embarqua avec lui en Europe. Le garçon réussit
à prendre la fuite du côté de l'Espagne. Il vécut
de travaux divers qui le conduisirent au fond des mines ou dans les
hôtels où il exerça une activité de groom.
Le clown anglais Tony Grice le repéra, puis l'invita à
monter à Paris avec lui. C'est un autre clown britannique Tudor
Hall, alias Footit, qui changea le destin de Rafael en le faisant devenir
l'auguste Chocolat, un bouc émissaire stupide et malchanceux.
Les encyclopédies consacrées aux clowns affirment d'ailleurs
que c'est de là que vient l'origine de l'expression "être
chocolat".
Footit fut le premier à choisir un partenaire attitré,
il donna ainsi naissance aux tandems qui firent le succès des
clowns. Leur duo prit son envol en 1886. Doté d'une bonne diction
et d'un jeu vif, habillé dans la tradition anglaise des travestis,
Footit créa le clown hautain et sarcastique qui fustige son compagnon.
Chocolat devint son souffre-douleur sur la piste, mais on prétend
aussi qu'il eut dans la vie le courage de supporter le caractère
difficile et très autoritaire de son compère de Nottingham.
Leur numéro resta en haut de l'affiche pendant près de
quinze ans, ils eurent un statut de vedettes. Ils furent adorés
des enfants. Gérard Noiriel met en exergue les ambiguïtés
de la philosophie politique en ce temps-là : la volonté
de défendre les droits de l'homme d'une part et la justification
des colonies d'autre part. Il dit : "Leur duo symbolisait les relations
entre Blancs et Noirs à l'époque. C'était une représentation
de la domination coloniale." Si les injures et les coups subis,
dans le spectacle, par l'auguste à la peau noire eurent pu susciter
un malaise, Footit apporta une nuance à son personnage autoritaire
et brutal en déclarant : "Il fait réfléchir
sur la méchanceté des hommes." Quant à Rafael
Padilla, il interpréta le personnage de Chocolat sans arrière-pensée,
c'est sans doute pourquoi le public applaudit les scènes sans
malice.
On dit aussi que Chocolat servit de modèle à Samuel
Beckett pour créer l'esclave Lucky dans sa pièce "En
attendant Godot" (1952). Si l'on est sûr que que Beckett
admirait les comiques du cinéma américain, que Charlie
Chaplin, Buster Keaton ou Charles Laughton furent ses véritables
sources d'inspiration, il y a moins de certitude à propos de
Chocolat. Il faut pourtant reconnaître que les couples dérisoires
de Godot, leur façon d'attendre pour exister ou leur manière
d'être liés par la nécessité de s'organiser,
s'apparentent aux tandems traditionnels des clowns. Ils ne raisonnent
pas, mais bavardent à bâtons rompus. Ils se déplacent
dans un mouvement circulaire, à l'instar de celui du clown blanc
et de l'auguste sur la bande de la piste.
Après un immense succès aux Folies-Bergère, le
spectacle de Chocolat et Footit subit un déclin inéluctable.
La Belle Epoque trouva d'autres intérêts artistiques. Footit
devint gérant de bar à l'avenue Montaigne, Chocolat tenta
de poursuivre sa carrière. Ce dernier ne parvint jamais à
s'ouvrir une nouvelle voie dans laquelle il aurait pu relancer sa trajectoire
d'artiste. Avec Eugène Grimaldi, son fils (certains disent qu'il
avait été adopté), il tenta de former un nouveau
duo. Tablette et Chocolat ne réussirent jamais à percer.
Rafael Padilla sombra dans les affres de l'alcool et mourut dans la
misère en 1917
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