Dubuffet était non seulement peintre et sulpteur mais aussi écrivain, poète, philosophe, théoricien, défenseur de l'art brut, pamphlétaire et pourfendeur des institutions
Dubuffet s'est toujours défendu d'être dans les courants convenus de l'art moderne mais sa "sauvagerie" voulue paraît rejoindre la flambée des artistes du groupe Cobra, ou les rages d'un De Kooning, quand il n'est pas dans un "All over" à la Pollock. Il a pris de tous les côtés, et pas seulement chez les irréguliers de l'art, ou les malades mentaux, empruntés à Gaston Chaissac, et d'une manière générale aux enfants : sa façon de bagarrer contre "l'asphyxiante culture". On pense à Picasso pompant Braque et d'autres. Picasso avec lequel Dubuffet a plusieurs points communs, notamment le rythme d'une production à rebondissements.
Dubuffet n'a pas cessé de bouger, de couper, de relancer, de donner suite, d'épuiser, en allant du plus savant au plus chaotique, du terre-à-terre au métaphysique, du magma de papier mâché à la vision cosmique, du plus fruste au plus intellectuel, de la figuration à l'abstraction. Entre mouvement et monument, selon les humeurs, l'esprit du temps, les événements du quotidien, les hasards et les accidents du travail dont l'artiste tire parti, à longueur de temps, de vie.
Des vrais débuts, sous l'Occupation, on voit les Gardes du corps, moquant la plastique de la statuaire antique, mi-flics à moustaches, mi-kouroi, et naître dans le métro les figures de tout le monde, en couleurs avant d'être en hautes pâtes. Son premier corps de dame, allongé comme une Olympia, sa première vache, aussi rouge que celle-qui-rit, ses premiers murs couverts de graffitis sont de cette période où l'artiste se décide enfin à devenir créateur à plein temps. De ce moment datent aussi les Messages du genre "Dubuffet est un sale con, un foireux, un enculé", dont l'un est déjà biffé comme un des Non-lieux, titre générique des derniers tableaux, sans images, sans figures, seulement faits de traces blanches, rouges et bleues, dans le noir.
Les Corps de dames, férocement ouverts et aplatis comme des steaks à faire hurler les féministes autant que les Women de De Kooning. Leurs chairs, nuancées de tons de rose, de mauve, couleur de vin, de sang, de sève, sont sillonnées de traits qui les flétrissent comme des terrains arpentés, beaucoup labourés. Les Corps de dames ne participent-ils pas justement de cet hommage à la terre que Dubuffet célèbre dans tous les moments de sa carrière, aux temps austères des matériologies et des texturologies, des échantillons de trottoirs d'asphaltes, sans image, sans narration, à portée cosmique ?
En contraste avec des paysages pleins regorgeant de figures prises dans le relief des sols en plans rabattus haut dans les tableaux viennent des exercices légers, à la Bettencourt, de collage d'ailes de papillons. Après la table rase des Texturologies, les figures font leur réapparition dans Paris-Circus, et avec elles les tracés en puzzles longtemps sous cape que Dubuffet exploitera à mort dans le grand cycle de L'Hourloupe, ses personnages, ses objets, ses monuments, tous logés à la même enseigne : un dessin net, cloisonné sur fond blanc, des surfaces striées, de traits rouge ou bleu, au fond vidé de toute substance comme le pire des minimalismes, la vie donnée par le trait et ses méandres. Ecriture plastique qui s'est avérée efficace, par contraste, contre la géométrie urbaine, d'abord, dans la nature après, avec quelques monuments.
L'Hourloupe, c'est Dubuffet peintre débordant dans l'espace à trois dimensions et public où l'artiste a subi beaucoup de déboires. Le grand cycle est passionnant mais bien connu, nécessitant certes pas mal d'espace, mais mieux dehors que dedans. La place accordée au cycle, alors que ce qui vient après paraît un peu négligé, peut s'expliquer à l'aune des largesses de LVMH, à qui l'on doit la restauration des personnages de Coucou Bazar, un essai théâtral d'animation cinétique de l'écriture de L'Hourloupe.
les Théâtres de mémoire, des grands collages récapitulant toutes les manières de peindre de l'artiste, ses Psycho-sites, les Mires solaires, et les Non-lieux
Le malentendu, sinon le divorce, entre Dubuffet et les institutions françaises a été particulièrement évident deux fois. La première fois autour du sort de la formidable collection de l'art brut que Dubuffet enrichissait depuis la guerre. Elle était à Paris, installée au 137, rue de Sèvres. Les musées n'ont pas su l'attraper, et, en 1971, Dubuffet annonçait (dans les colonnes du Monde) son intention de céder la collection à la Suisse. Il venait notamment d'écrire (à Jacques Berne) : "Lausanne m'a fait plaisir, et aussi les Suisses."Aujourd'hui, c'est un des fleurons de ville de Lausanne, où elle fut inaugurée en 1976, au château de Beaulieu.
L'autre grand différend entre Dubuffet et la France est l'affaire du Salon d'été, la fameuse commande de la régie Renault, enterrée alors que plus qu'avancée dans sa réalisation. Le Jardin, fait dans le style de L'Hourloupe pour le repos des employés des usines de Boulogne-Billancourt, avait été entrepris en 1975, et était en effet bien avancé quand la Régie, qui venait de changer de patron, décidait de démolir le travail. Procès, jugement, cour d'appel, pétitions pour la défense de Dubuffet et, plus généralement, pour la défense du droit moral des artistes. Finalement Dubuffet a gagné et eu le droit de reconstruire le Jardin. Ce qu'il ne fit pas, lassé de cette affaire qu'il avait fait durer justement pour que son cas fasse jurisprudence.
S'il n'y avait eu la Closerie Falbala, construite dans le même temps à Périgny-sur-Yerres , nous n'aurions pas d'exemples d'uvres monumentales réalisés du vivant de l'artiste à Paris et dans la région parisienne. La Tour aux figures, que l'on peut visiter dans l'Ile-Saint-Germain, à Issy-les-Moulineaux, a été réalisée en 1988, non sans complications, les sites prévus dans Paris, jardins, ou place, suscitant la rogne et la grogne de riverains.
On se prend à rêver du succès que le peintre rencontra à New York, très tôt. Il y était très bien introduit par son marchand, Pierre Matisse. Il y était très apprécié par le directeur du Musée Guggenheim, Thomas Messer, qui l'a exposé. La première grande commande urbaine de l'artiste a été pour la Chase Manhattan Bank : quatre arbres "hourloupés"dans Manhattan.
1901 : Jean Dubuffet naît au Havre dans une famille de négociants en vins.
1918-1923. A Paris, il pénètre dans le monde artistique et rencontre Gris, Léger, Masson et Kahnweiler.
1924-1942. Ayant renoncé à une carrière artistique, il reprend le négoce en vins familial, qui connaît une crise en 1937 et un fort développement durant l'Occupation. En 1939, il épouse Emilie Carlu, "Lili" dans ses lettres et son uvre.
1944. Grâce à Jean Paulhan, il réalise sa première exposition personnelle chez René Drouin : le succès de scandale est immédiat, alors que sa notoriété grandit très rapidement.
1947-1948. Entre des séjours au Sahara, il commence la collection de l'art brut et expose les Portraits.
1950. Période des Corps de dames. A partir de cette année, la production de Dubuffet s'accomplit par séries successives : Sols et terrains (1951), Lieux momentanés (1952), Pâtes battues (1953)...
1954. Dans ses Petites statues de la vie précaire, Dubuffet emploie des éléments naturels assemblés.
1957. Début de la série des Texturologies, suivie à partir de 1959 des Matériologies.
1960. Rétrospective au Musée des arts décoratifs.
1962. Installation de la collection de l'art brut rue de Sèvres. Début du cycle L'Hourloupe, qui ne prend fin qu'en 1974, après avoir donné naissance à des ensembles de peintures et de sculptures. Des rétrospectives ont lieu à Londres, à Amsterdam, à New York et à Paris, au Grand Palais en 1973.
1965-1967. Série des Ustensiles.
1970-1975. Construction de la Closerie Falbala.
1981-1982. Suite des Pyscho-sites.
1983-1984. Série des Mires, suivie de celle des Non-Lieux.
1985.Mort de Jean Dubuffet.
1901-1985
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Abstraction lyrique |