Analyse de Malika DORBANI-BOUABDELLAH :
Achevé en décembre, le tableau est exposé au Salon de
mai 1831. Il semble né d'un seul élan. Mais il découle
des études faites pour les uvres philhellénistes et d'une
recherche nouvelle de détails et d'attitudes.
C'est l'assaut final. La foule converge vers le spectateur, dans un nuage
de poussière, brandissant des armes. Elle franchit les barricades et
éclate dans le camp adverse. A sa tête, quatre personnages debout,
au centre une femme. Déesse mythique, elle les mène à
la Liberté. A leurs pieds gisent des soldats.
L'action s'élève en pyramide, selon deux plans : figures horizontales
à la base et verticales, gros plan faisant saillie sur le fond flou.
L'image s'érige en monument. La touche emportée et le rythme
impétueux sont contenus, équilibrés.
Delacroix réunit accessoires et symboles, histoire et fiction, réalité
et allégorie.
La liberté
Elle remplace d'Arcole. Vision nouvelle de l'allégorie de la Liberté,
c'est une fille du peuple, vivante et fougueuse, qui incarne la révolte
et la victoire. Coiffée du bonnet phrygien, les mèches flottant
sur la nuque, elle évoque la Révolution de 1789, les sans-culottes
et la souveraineté du peuple. Le drapeau, symbole de lutte, faisant
un avec son bras droit, se déploie en ondulant vers l'arrière,
bleu, blanc, rouge. Du sombre au lumineux, comme une flamme.
La pilosité de son aisselle a été jugée vulgaire,
la peau devant être lisse aux yeux des rhétoriciens de la peinture.
Son habit jaune, dont la double ceinture flotte au vent, glisse au-dessous
des seins et n'est pas sans rappeler les drapés antiques. La nudité
relève du réalisme érotique et l'associe aux victoires
ailées. Le profil est grec, le nez droit, la bouche généreuse,
le menton délicat, le regard de braise. Femme exceptionnelle parmi
les hommes, déterminée et noble, la tête tournée
vers eux, elle les entraîne vers la victoire finale. Le corps profilé
est éclairé à droite. Son flanc droit sombre se détache
sur un panache de fumée. Appuyée sur son pied gauche nu qui
dépasse de sa robe, le feu de l'action la transfigure. L'allégorie
est la vraie protagoniste du combat. Le fusil qu'elle tient à la main
gauche, modèle 1816, la rend réelle, actuelle et moderne.
Les gamins de Paris
Ils se sont engagés spontanément dans le combat. L'un d'entre
eux, à gauche, agrippé aux pavés, les yeux dilatés,
porte le bonnet de police des voltigeurs de la garde.
A droite, devant la Liberté, figure un garçon. Symbole de la
jeunesse révoltée par l'injustice et du sacrifice pour les nobles
causes, il évoque, avec son béret de velours noir d'étudiant,
le personnage de Gavroche que l'on découvrira dans Les Misérables
trente ans plus tard. La giberne, trop grande, en bandoulière, les
pistolets de cavalerie aux mains, il avance de face, le pied droit en avant,
le bras levé, un cri de guerre à la bouche. Il exhorte au combat
les insurgés.
L'homme au béret
Il porte la cocarde blanche des monarchistes et le nud de ruban rouge
des libéraux. C'est un ouvrier avec une banderolle porte-sabre et un
sabre des compagnies d'élite d'infanterie, modèle 1816, ou briquet.
L'habit - tablier et pantalon à pont - est celui d'un manufacturier.
Le foulard qui retient son pistolet sur son ventre évoque le mouchoir
de Cholet, signe de ralliement de Charette et des Vendéens.
L'homme au chapeau haut de forme, à genoux
Est-ce un bourgeois ou un citadin à la mode ? Le pantalon large et
la ceinture de flanelle rouge sont ceux d'un artisan. L'arme, tromblon à
deux canons parallèles, est une arme de chasse. A-t-il le visage de
Delacroix ou d'un de ses amis ?
L'homme au foulard noué sur la tête
Avec sa blouse bleue et sa ceinture de flanelle rouge de paysan, il est temporairement
employé à Paris. Il saigne sur le pavé. Il se redresse
à la vue de la Liberté. Le gilet bleu, l'écharpe rouge
et sa chemise répondent aux couleurs du drapeau. Cet écho est
une prouesse.
Les soldats
Au premier plan, à gauche, le cadavre d'un homme dépouillé
de son pantalon, les bras étendus et la tunique retroussée.
C'est, avec la Liberté, la deuxième figure mythique tirée
d'une académie d'atelier, d'après l'antique, appelée
Hector, héros d'Homère, héroïsé et réel.
A droite, sur le dos, le cadavre d'un suisse, en tenue de campagne : capote
gris-bleu, décoration rouge au collet, guêtres blanches, chaussures
basses, shako au sol.
L'autre, la face contre terre, a l'épaulette blanche d'un cuirassier.
Au fond, les étudiants, dont le polytechnicien au bicorne bonapartiste,
et un détachement de grenadiers en tenue de campagne et capote grise.
Le paysage
Les tours de Notre-Dame, symbole de la liberté et du romantisme comme
chez Victor Hugo, situent l'action à Paris. Leur orientation sur la
rive gauche de la Seine est inexacte. Les maisons entre la cathédrale
et la Seine sont imaginaires.
Les barricades, symboles du combat, différencient les niveaux du premier
plan à droite. La cathédrale paraît loin et petite par
rapport aux figures.
La lumière du soleil couchant se mêle à la fumée
des canons. Révélant le mouvement baroque des corps, elle éclate
au fond à droite et sert d'aura à la Liberté, au gamin
et au drapeau.
La couleur unifie le tableau. Les bleus, blancs et rouges ont des contrepoints.
Les bandoulières parallèles de buffleterie blanche répondent
au blanc des guêtres et de la chemise du cadavre de gauche. La tonalité
grise exalte le rouge de l'étendard.
Charles X, et son impopulaire ministre, le prince de Polignac, remettent en
cause les acquis de la Révolution. L'opposition libérale, par
le biais du journal Le National, prépare son remplacement par le duc
Louis-Philippe d'Orléans.
A la session de la Chambre le 2 mars 1830, Charles X menace de sévir.
Les députés, par l'" adresse des 221 ", refusent de
collaborer. Le roi signe et publie dans Le Moniteur quatre ordonnances tendant
à supprimer la liberté de la presse et à modifier la
loi électorale. C'est une violation de la Constitution. Et c'est la
révolution à Paris. En trois jours dits " Trois Glorieuses
" - les 27, 28 et 29 juillet -, les Bourbons sont renversés.
Le tableau glorifie le peuple citoyen " noble, beau et grand ".
Historique et politique, il témoigne du dernier sursaut de l'Ancien
Régime et symbolise la Liberté et la révolution picturale.
Réaliste et novateur, le tableau fut rejeté par la critique,
habituée à voir célébrer le réel par des
concepts. Le régime de Louis-Philippe dont elle saluait l'avènement,
le cacha au public.
Elle entra en 1863 au musée du Luxembourg et en 1874 au Louvre. Image
de l'enthousiasme romantique et révolutionnaire, continuant la peinture
historique du XVIIIe siècle et devançant Guernica de Picasso,
elle est universelle.
source : L'histoire
par l'image