Le 22 décembre 1719, Pierre Crozat invitait Rosalba Carriera à faire le voyage jusqu'à Paris. En mars 1720, la pastelliste quittait Venise et arrivait dans la capitale française un mois plus tard. Jusqu'à son départ en avril 1721, elle y connut un succès sans précédent, rencontrant les puissants et les artistes, visitant les collections et recevant de prestigieuses commandes. On a maintes fois souligné combien sa présence aida à promouvoir en France l'art du portrait peint au pastel. Insigne honneur, après avoir été reçue à l'Académie de Saint-Luc à Rome en 1705, puis à l'Académie de Bologne le 14 janvier 1720, la Rosalba fut également admise à l'Académie royale de peinture et de sculpture à Paris le 26 octobre 1720. Si seuls sa réputation et le portrait qu'elle avait peint du jeune Louis XV lui permirent de rejoindre la si prestigieuse assemblée, l'artiste désira néanmoins se mettre en règle avec l'institution en lui offrant l'une de ses œuvres comme morceau de réception.
Le pastel fut peint après son retour à Venise. Il était achevé le 10 octobre 1721, date à laquelle Rosalba Carriera écrivait à Antoine Coypel, directeur de l'Académie, afin de le prévenir de l'envoi de l'œuvre. Elle précisait à cette occasion (Sani, 1985, I, p. 407, lettre 339) :
« J'envoie la pastelle à l'Académie et comment oseroit-elle se présenter sans votre protection ? Je viens donc la lui procurer par ces deux lignes et je croirais faire tort à la bonté, que vous avez eu, de porter tous ces illustres à m'accorder l'honneur bien grand d'être parmi eux, si je ne me flattais que vous leur persuaderez encore que j'ai fait tout mon possible pour leur témoigner ma reconnaissance, quoi cela ne paroisse assez, comme je l'aurais voulu dans ce tableau. J'ai tâché de faire une jeune fille, sachant qu'on pardonne bien de fautes à la jeunesse. Elle représent aussi une ninfe de la suite d'Apollon qui va faire présent, de sa part, à l'Académie de Peinture d'une couronne d'orier la jugeant la seule digne de la porter et de présider à toutes les autres. Elle est encore déterminée de s'arrêter dans cette ville, aimant mieux d'occuper la dernière place dans cette très illustre Académie que la ciime du Parnasse. C'est à vous donc, je réplique, à lui procurer cet avantage et à moi aussi celui de jouir de vos bonnes grâces et de tous les Illustres de l'Académie, auxquels vous aurez la bonté de faire mes compliments et de me croire. Votre très humble servante. »
Dès le 11 août, Pierre Crozat insistait pour que l'œuvre voyage en toute sécurité :
« Notre Académie vous est très obligée du beau pastel, que vous leur destinés et du temps que vous avés bien vouleu, sur votre plaisir, pour perfectionner cet ouvrage. Il est certain que la voye de la mer est la plus assurée pour le transporter, pourveu que votre ami garentisse l'ouverture de la caisse à Londres, je vous répondray bien qu'elle ne sera pas ouverte icy qu'en ma présence, pourveu qu'elle me soit adressée et qu'on escrive sur la caisse : Pour n'estre ouverte qu'en ma présence. J'estime que vous devés mestre votre pastel dans ma caisse sans glace, il faut que la caisse soit d'un bois bien solide,et attachée pour ainsy dire en l'air dans la susdite caisse. Il faut aussi marquer sur l'adresse que vous m'en ferés de la remuer tout doucement tout comme si s'estoit une glace. Il n'y aura pas du mal aussi de faire emballer de toielle et de paille la dite caisse. Il me semble que ce sont là toutes les précautions qu'on peut prendre avec lesquelles on a lieu d'espérer qu'il n'y arrivera pas du malheur. Il faudra aussi marquer le dessus de la caisse par où il faudra l'ouvrir » (ibid., I, p. 401,lettre 336).
La pastelliste avait emballé son œuvre avec le plus grand soin. Très pieuse, elle avait aussi glissé entre le châssis et la toile de marouflage une petite estampe qui la plaçait sous la protection des trois Rois Mages Gaspard, Melchior et Balthazar. Longtemps resté caché, ce petit document a été découvert lors du récent dépoussiérage de la toile de support (fig. 11). Il s'agissait là d'une pratique habituelle à l'artiste. Plusieurs de ses pastels aujourd'hui conservés à la Gemäldegalerie de Dresde sont également ornés sur leurs panneaux de protection arrière de ces petites gravures sur bois dédiées aux Rois Mages (Henning, 2009, p. 290-292, fig. 9 à 11). Le 16 décembre 1721, la caisse n'était toujours pas arrivée à Paris. Pierre Crozat écrivait en effet à la pastelliste qu'il n'avait encore aucune nouvelle du pastel de l'Académie (Sani, 1985,I, p. 410-411, lettre 342). Le 29 décembre suivant, Nicolas Vleughels lui précisait à son tour : « Quant au pastel, que vous envoié pour l'Académie, il n'a pas encore passé, aussitôt que je l'aurai, j'y ferai faire une bordure comme nous en sommes tombés d'accord et je le ferai porter à l'Académie, où on sera ravi d'y voir un bel ouvrage d'une personne que tout le monde aime et respecte, autant qu'elle le mérite et je ne manquerai pas de vous en donner avis, aussitôt qu'il sera placé dans notre nouvelle Académie, car le lieu est changé et nous ne sommes plus où Vous avez été reçue. On nous a délogé et on nous a mis plus haut, nous sommes en plus beau jour. Monsieur Crozat à qui j'ai toutes les obligations possibles voudra bien encore me permettre de mettre un mot dans son paquet lors que votre bel ouvrage sera arrivé, ainsi vous pouvez être sure que je vous écrirai aussitôt qu'il sera posé » (ibid., I, p. 412-413, lettre 344).
Quelques semaines plus tard le pastel était enfin parvenu à Paris et avait été présenté à l'Académie le 31 janvier 1722. L'événement ne passait pas inaperçu puisque le Mercure de France de février, sous la plume de l'abbé de Maroulle, ainsi que le précisait Pierre Jean Mariette, dédiait à la pastelliste un bel éloge (Maroulle, 1722, p. 114-116, voir Sani, 1985, I, p. 415-416) :
« La Signora Rosalba Carriera Venitienne vient d'envoyer à l'Académie le Tableau qu'elle a fait en pastel pour sa réception dans cette célèbre Compagnie. L'Académie instruite de son rare mérite par le portrait du Roy qu'elle présente pour être reçûe ; lui avoit fait expedier gratis des lettres de réception, sans qu'elle s'attendît de recevoir cet honneur : elle y fut très sensible et pris séance parmi les Académiciens le 26 octobre 1720. Les Académies de Rome, de Florence et de Bologne lui avoient deféré un pareil honneur et le Grand Duc de Toscane a voulu avoir son portrait qu'on voit à Florence placé dans la Galerie des Peintres Illustres peints par eux-mêmes. La Signora Rosalba s'y est peinte en pastel, avec une de ses sœurs qui exerce le même talent.« Le tableau présenté à l'Académie est composé d'une demi-figure grande comme nature représentant une Muse ; c'est un précis de toutes les parties de la peinture, tant pour le coloris et pour la finesse des touches, il contient toutes les grâces et les ornements dont une demi-figure est susceptible ; on peut dire en général que la Rosalba donne à tous ses sujets le caractère de son esprit, la vivacité de ses pensées et les grâces de ses expressions. Il faut convenir que cette Damoiselle a trouvé l'art de traiter ce genre de Peinture d'une manière où personne n'étoit arrivé avant elle, ce qui a fait dire aux plus habile que cette sorte de pastel, avec la force et la vérité desbcouleurs, conserve de certaines fraicheurs et des legeretez dans les transparens, qui sont au dessus de la peinture à l'huile. »
Le 12 février, Pierre Jean Mariette, à son tour, lui faisait part de son admiration : « Mademoiselle, Je n'ay pas été des derniers à admirer le riche présent que vous venez de faire à nostre Académie de peinture et je ne dois pas estre non plus des derniers à vous en faire mes complimens. L'on estoit déjà fort persuadé que vos pastels ont un grand avantage sur toute autre sorte de peinture. Celuy que vous avez envoyé ne fait que confirmer cette opinion. L'on y a trouvé des grâces, une justesse de dessein, des touches légères et précieuses, une vérité et un heureux ton des couleurs qu'il n'y a que vous qui puisse donner. Enfin l'ouvrage a paru à tout le monde digne de vous, c'est-à-dire digne de tous les éloges. Vous verez dans le Mercure que Mr. Crozat m'a prié de vous faire tenir, ce que pense là-dessus tout Paris et ce que pense en particulier Monsieur l'abbé de Maroulle et tous vos amys. Comme chacun se peint dans ce qu'il fait, ils ont reconnu comme moy, dans vostre ouvrage, cet aimable caractère de politesse qui rend si précieux le commerce de vostre amitié » (ibid.,p. 416-417, lettre 347). Le 24 février, Pierre Crozat lui annonçait que la bordure du pastel avait été faite et que Vleughels serait du coup en état de présenter l'oeuvre à l'Académie le samedi suivant. Il lui indiquait également qu'il lui ferait parvenir l'éloge publié par le Mercure (ibid., 1985, I, p. 418-420, lettre 348). Le 10 mars, il lui transmettait la lettre du secrétaire de l'Académie qui lui apprenait combien la Compagnie avait été satisfaite du présent qui lui avait été fait. Anton Maria Zanetti devait lui remettre l'éloge. En mars, Rosalba Carriera lui répondait : « Je dois la réponse à deux de vos obligeantes lettres, sçavoir à celle du 24 février et du 10 mars. Je commencerai par la dernière, qui était accompagnée de celle de Mr. le Secrétaire de l'Académie et vous protesterai en premier lieu que j'ai honte d'être la cause que vous serez aussi importuné et de me voir dans la nécessité d'abuser de votre patience, en vous envoyant même les réponses, de crainte qu'elles ne s'égarent, si je leur fait prendre une autre route. Tous les mouvemens, que vous vous êtes donné pour me faire tenir le Mercure Galant, ne serviront, je vous assure, qu'à me confondre davantage car je n'étais que trop persuadé que mes bons amis ne sauraient parler que tout autrement de ce que je mérite » (ibid., I,p. 421-422, lettre 350). Avec les années, le succès du pastel ne se démentit pas. Bien au contraire, il devint un modèle pour ceux qui cherchèrent à en comprendre toute la grâce et toute la finesse. Maurice Quentin de La Tour compta ainsi parmi ces admirateurs et aurait, sous son influence, abandonné la peinture à l'huile pour le pastel (Xavier Salmon, Pastels du musée du Louvre XVIIe -XVIIIe siècles, Louvre éditions, Hazan, Paris, 2018, cat. 38, p. 93-95).