Merced river 1868
La piste de l'Oregon 1869
Rue à Nassau 1878

Le plus représentatif des peintres de la seconde génération de l’école de l’Hudson River, Albert Bierstadt, naît à Solingen en 1830. Il émigre avec sa famille en 1832 à New Bedford dans le Massachusetts où son père, ancien soldat de l’armée prussienne, exerce le métier de tonnelier.

Sa vocation d’artiste se dessine très tôt. Il apprend seul les rudiments du dessin puis donne quelques leçons pour financer son voyage à Düsseldorf, où il arrive en 1853 pour étudier dans l’atelier de Peter Hasenclever, cousin de sa mère et peintre réputé. Celui-ci venant de mourir, c’est auprès d’Emmanuel Leutze et de Worthington Whittredge, deux peintres américains installés à Düsseldorf, qu’il se forme, complétant son apprentissage par un voyage qui le mène d’Autriche en Suisse, puis enfin à Rome, où il fréquente assidûment Sanford Robinson Gifford.

Au début de l’automne 1857 il est de retour aux États-Unis. En 1858 il expose à la National Academy of Design de New York, avec huit autres toiles, un grand paysage de Suisse, Vue du lac de Lucerne (Washington, National Gallery of Art) qui obtient un très vif succès.

Au mois d’avril 1859, il suit le colonel Frederick W. Lander, dépêché par le gouvernement pour une mission topographique dans les Montagnes Rocheuses, le Nebraska, le Wyoming et l’Utah, mission à laquelle participe également le photographe bostonien Francis Shedd Frost (1825-1902). Il réalise de nombreux croquis d’Indiens et d’émigrants et fournit des illustrations au Harper’s Weekly, qui a bien évidemment un envoyé spécial sur place.

Il est de retour en septembre et occupe un atelier à New York, dans un immeuble de la 10e rue, où résident d’autres artistes de l’école de Düsseldorf ainsi que Frederic Edwin Church. En 1860 il expose des vues des Montagnes Rocheuses et son élection comme membre de l’ Academy contribue à le lancer.

En pleine guerre de Sécession, il entreprend en 1863 un second voyage dans l’ouest avec Fitz Hugh Ludlow, journaliste et écrivain, en suivant la vielle route de l’Oregon qui traverse le Nebraska. Bierstadt et Ludlow prennent la route du sud en direction de la Californie et arrivent à San Francisco en juillet. Bierstadt montre ses vues sur la côte du Pacifique et Ludlow publie ses lettres (dont il tirera ultérieurement un ouvrage) dans les journaux de New York et de San Francisco. Sur leur chemin, ils découvrent la Yosemite Valley et campent durant sept semaines auprès des Soarey granite walls. Ils reviennent à San Francisco au début du mois de septembre et leur voyage se termine peu après par le nord de la Columbia River, sur le territoire de l’actuel État de Washington. Ils rejoignent par steamer San Francisco et à la mi-décembre ils sont à New York, après avoir traversé l’isthme de Panama. Dès son retour Bierstadt met en chantier les grandes peintures de la Yosemite Valley, qui constituent le sommet de sa carrière. En possession d’un métier très sûr, il est en mesure de donner au public de l’est une vision grandiose des grands sites naturels de l’ouest. Selon une technique chère aux peintres du nord de l’Europe – Caspar David Friedrich est de ceux-là –, il brosse, à partir des innombrables esquisses à l’huile réalisées sur le motif au cours de ses voyages, de grandes toiles entièrement recomposées qui s’adressent plus à l’esprit qu’à l’œil. On y chercherait en vain une exactitude topographique rigoureuse étrangère à une peinture qui se situe plutôt dans la lignée de Poussin ou de Claude Gellée.

Dans sa Lettre des Montagnes Rocheuses, datée du 10 juillet 1859, il écrit : « La couleur des montagnes et des plaines et en vérité celle du pays tout entier rappelle celle de l’Italie ; en fait nous avons ici l’Italie de l’Amérique dans son état originel. » (lettre publiée dans The Crayon, septembre 1859). Son luminisme d’essence philosophique et son sentiment extatique de la nature le rattachent au courant transcendentaliste qui s’exprime dans la littérature américaine des années soixante : « Chaque coucher de soleil auquel j’assiste m’inspire le désir d’un Ouest aussi éloigné et aussi clair que celui où le soleil se couche. Il semble émigrer vers l’ouest chaque jour et nous invite à le suivre. Il est le grand pionnier de l’Ouest que les nations suivent. » (Henry Thoreau, Walking 1862). Bierstadt, quant à lui, relatant son expérience de la Yosemite Valley à son ami John Hay n’hésite pas à écrire en 1863 : « Nous sommes ici maintenant dans le jardin d’Eden. » La montagne devient le lieu privilégié de la révélation divine, voire biblique, faite à l’homme américain de l’universalité de sa destinée. En 1864, Abraham Lincoln fait don à l’État de Californie de la Yosemite Valley pour en assurer la protection et les peintures de Bierstadt n’ont pas peu contribué à cette mesure. Cependant la critique est divisée. Alors que le Daily News ne tarit pas d’éloges, on peut lire dans le New York Citizen à propos des grandes peintures présentées à l’exposition de 1865 : « De si grandes machines ne sont pas pour moi. » Bierstadt, qui poursuit par ailleurs une production de gravure et de chromolithographie destinée à une clientèle plus modeste, jouit alors d’une grande aisance financière. Il en tirera notamment Merced river (1868) et La piste de l'Oregon (1869)

En 1866, il présente un petit musée composé des artefacts indiens collectés au cours de ses voyages et d’une collection d’animaux dans son atelier de la 10e rue, qui connaît une affluence record. Sa grande toile Rocky Mountains Lander’s Peak (1863, New York, Metropolitan Museum of Art) est achetée 25 000 dollars en 1865 par James Mack Henry, un entrepreneur de chemin de fer anglais qui fait découvrir l’œuvre de Bierstadt à l’un des ses collègues anglais, Thomas W. Kennard, qui achète l’année suivante 20 000 dollars A Storm in The Rocky Mountains – Mt Rosalie (1866, New York Brooklyn Museum of Art). Ces ventes font sensation et marquent une étape décisive dans la carrière de l’artiste. Il se fait construire un hôtel particulier de trente-cinq pièces avec un immense atelier près de Livington, surplombant l’Hudson river, qu’il baptise Malkasten, du nom d’un club d’artistes de Düsseldorf. C’est là qu’il peint en 1867 la plus grande de ses toiles, The Domes of Yosemite (294,6 x 457,2 cm, St Johnsbury, Vermont, St Johnsbury Athenaeum), commande d’un grand financier américain pour sa propriété de Norwalk (Connecticut), Le Grand Lockwood. Malgré ces succès qui comblent sa soif de reconnaissance, il est assez lucide pour percevoir le changement de goût qui s’amorce dans l’opinion américaine. À la fin de l’année, il épouse Rosalie Osborne qui avait divorcé de Ludlow, devenu opiomane et alcoolique et les jeunes époux partent en Europe. Bierstadt, reçu en audience par la reine Victoria dans sa résidence d’Osborne 1House dans l’île de Wight, lui présente Rocky Mountains Lander’s Peak et A Storm in the Rocky Mountains – Mt Rosalie qui recueillent semble-t-il l’approbation de Sa Majesté. C’est l’heureuse conclusion d’un séjour en grande partie entrepris pour rechercher de nouveaux commanditaires. Malgré ce satisfecit et l’accueil favorable de la presse anglaise, les critiques négatives se multiplient dans la presse new-yorkaise et Bierstadt devra multiplier les démarches pour obtenir la commande de deux peintures d’histoire pour la chambre du Capitole.

En empruntant cette fois le transcontinental récemment terminé, il part pour la seconde fois en Californie avec son épouse en 1871. Les barons de l’industrie du chemin de fer lui sont demeurés fidèles et la critique californienne est toujours aussi chaleureuse. Pendant plus de deux ans Bierstadt voyage dans tout l’État à la recherche de nouveaux sujets. Il retourne à la Yosemite Valley, mais les huit ans qui séparent ses deux voyages ont grandement modifié le paysage, devenu source de profits touristiques, en grande partie grâce à ses toiles. À la fin des années quatre-vingt, les deux principaux représentants du grand paysage, Frederic Edwin Church et Bierstadt, apparaissent comme les tenants d’une génération qui a fait son temps. Les sites qui faisaient naguère le succès de leur toiles, Yellowstone, Yosemite Valley, Sierra Nevada, Montagnes Rocheuses bientôt parcs nationaux, accessibles par le chemin de fer, n’ont plus l’attrait de la nouveauté. Dans les bouleversements économiques et sociaux générés par la guerre de Sécession, l’opinion américaine connaît une crise identitaire profonde et se tourne alors vers une peinture plus narrative exaltant le caractère spécifiquement américain des acteurs, personnages illustres ou archétypaux d’une histoire en train de se construire. Alors que le marché de l’Est est pour Bierstadt en perte de vitesse, il jouit encore d’une grande faveur dans les cités plus éloignées et si la Canadian Pacific Railway répond de manière assez tiède à ses sollicitations, les commanditaires européens continuent à lui acheter ses peintures.

En 1888, Bierstadt commence l’œuvre qu’il destine à l’exposition universelle de Paris, The Last of the The Buffalo. Le comité d’admission américain rejette la toile, la jugeant démodée tant par le style que par le sujet, néanmoins Bierstadt, chevalier de la Légion d’honneur, put de ce fait présenter son tableau au Salon parisien. Le combat singulier du dernier Indien sur son cheval cabré brandissant sa lance pour tuer le dernier bison ne manque pas d’ironie. L’œuvre apparaît comme un manifeste et montre que l’artiste n’a rien perdu de sa capacité à créer des images puissantes. En juillet 1889 Bierstadt part pour le Canada à Puget Sound et gagne l’Alaska en steamer. Tandis que son bateau est à quai près de Loring Bay, il séjourne dans un village de pêcheurs et met son temps à profit réalisant d’innombrables croquis. La dernière décennie est assombrie par des tracas de toutes sortes. Rosalie meurt en 1893 après une longue maladie. Des placements financiers désastreux l’acculent à la banqueroute. Bierstadt est couvert de dettes. Son remariage avec une riche veuve, Mary Hicks Stewart, lui permet de redresser un peu la situation, mais à la fin du siècle le marché s’est totalement effondré. Il meurt en 1902 presque totalement oublié. La toile de Cleveland, datée de 1866, appartient au cycle des tableaux de la Yosemite Valley, conçus dans l’atelier de la 10e rue au retour du premier voyage de l’artiste en Californie. L’accent est mis sur les rais de lumière traversant les nuées orageuses qui assombrissent le ciel, sans pour autant susciter l’inquiétude. La vision conserve en effet une pureté sereine. La montagne dont on devine la présence se dérobe cependant au regard. L’ensemble évoque clairement la théophanie que connut Moïse au pied du Sinaï. Le paysage devient ainsi la transposition plastique quasi littérale du texte de l’exode, faisant de ce tableau l’un des originaux de la série. La Rivière de la Merced à Yosemite, de format plus modeste, adopte un format en hauteur qui accentue la hauteur de la montagne émergeant des bandes de nuages et de la brume rosée qui se dégage de la rivière. Le campement dans une anfractuosité de la paroi rocheuse, souvenir des sept semaines passées par l’artiste et ses compagnons de route en juillet-août 1863, n’en apparaît que plus fragile tout comme le petit pêcheur dans sa barque dont la parenté avec Bingham est sensible. À la fois scène de genre et paysage animé, le tableau est aussi peinture d’histoire tant il invite, comme le précédent, à y voir un épisode biblique, ici l’entrée de la terre promise suggérée par l’assimilation de la rivière limpide avec les eaux du Jourdain. Ces deux œuvres, dont la structure est commandée par la formation glaciaire du paysage, analogue à celui des Alpes bernoises, s’inscrivent par maints aspects dans la lignée de l’école de Düsseldorf et des peintures méditatives de Friedrich. Le souvenir de Turner aussi a pu être évoqué. Conçues alors que l’artiste était au faîte de sa gloire, elles conservent un caractère profondément européen qui explique en partie leur défaveur auprès du public américain dans le dernier quart du siècle. Le Troupeau surpris et Coucher de soleil sur la plaine manifestent un changement complet d’atmosphère. Le soleil se couche sur un paysage désolé, presque désertifié, où errent quelques bisons isolés, derniers survivants des immenses troupeaux qui peuplaient les plaines américaines. Les millions de têtes qu’ils comptaient au début du siècle se trouvent alors réduits à une petite centaine. L’espèce est en voie d’extinction totale. L’artiste, désavoué, se sent de plus en plus étranger dans son pays d’adoption, touché par des mutations qui altèrent sa pureté primitive. Il brosse une série de toiles sur ce thème dont l’atmosphère crépusculaire se rattache au courant symboliste et qui culmine avec The last of the Buffalo. Conscient du déclin irrémédiable de sa popularité auprès d’un public américain devenu insensible à une peinture trop éloignée du réalisme objectif qu’il recherche, l’artiste livre alors une œuvre testament. Par delà la catastrophe écologique que constitue l’extinction d’une espèce, l’Indien sur son cheval cabré, métaphore romantique d’un combat sans issue, n’est pas très éloigné des centaures de Böcklin, dont Bierstadt partage la nostalgie. Malgré le caractère profondément européen de son œuvre, Bierstadt demeure l’un des représentants majeurs du paysage américain et son nom est devenu synonyme des sites naturels grandioses, emblématiques de l’espace américain.

La notion de sublime, développée par Edmund Burke, semble particulièrement adaptée à ses tableaux : « Le beau procure du plaisir, le sublime de la délectation (delight) ». L’échelle des peintures elle-même subit cette dilatation du paysage. Cette utilisation de vastes surfaces trouvera écho dans la pratique des artistes du Color field au XXe siècle. La notion d’espace ouvert y est très présente. Comme l’écrit Barbara Novak, pour « l’américain épris de nature, contempler une peinture de paysage, c’est comme contempler un haut fait ... ». Le paysage devient dans l’Amérique du XIXe, un genre éminemment estimable, on doit en effet ressentir un véritable bénéfice moral à contempler ces peintures. Bierstadt, qui met particulièrement l’accent sur le grandiose, s’aidait de croquis, mais aussi de photographies stéréoscopiques. Les artistes du Land Art, au XXe siècle, réactualiseront cette approche du paysage. Les grands déserts de l’Ouest leur offriront la possibilité d’intervenir de façon grandiose dans l’espace naturel (Walter De Maria, Nancy Holt, Robert Smithson...). Ils offriront une vision nouvelle du sublime.

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